3. 5 La dramaturgie réflexive

Nous avons remarqué la manière dont Guarini insiste sur la fonction esthétique du genre tragi-comique et de l'art en général. Sa pièce tente d'illustrer cette fonction qui se veut l'expression naturelle des idées providentielles mises en scène : la structure complexe et labyrinthique rend perceptible à la vue du spectateur les mécanismes de l'esprit par des moyens théâtraux qui exploitent le fantastique afin d'ouvrir les yeux de l'esprit à l'ensemble abstrait 537 .

L'effet inévitable d'une action qui juxtapose les extrêmes constamment et qui se concentre sur l'effet de surprise et d'émerveillement pour donner forme à la disparité entre la vision céleste et la cécité de l'être humain est d'attirer l'attention sur le dramaturge lui-même et de nous faire apprécier la pièce pour ce qu’elle est, c’est à dire un artifice théâtral. Comme le constate Arthur Kirsch,

‘This consciousness creates a distance between us and the action and thereby insulates our feelings, allowing us to observe the comic resolutions as well as to rejoice in them. […]wonder is often at once the subject and the effect of a scene — and preminently of the recognition scene." 538

Sans cesse nous sommes appelés à nous émerveiller sur les oppositions incroyables d'événements et de sentiments et conviés à admirer l'art qui les dépeint. Dans son Compendio Guarini lui-même met en évidence cet aspect de la tragi-comédie . Il en va de même pour ce qui concerne le style. En tissant des liens avec la sonorité musicale, il décrit le style de la poésie tragi-comique en ces termes :

‘[…] styles are like the sensitive and pliant cords of a musical instrument, which, though they all have their proper tone, still are normally more or less intense or relaxed according as it pleases the musician. The ipate certainly will never be the nete, nor will the second ever be deep or the first sharp. Either one sounds more or less deep or sharp as is necessary, yet in these pleasing alterations they never issue from their bounds to such an extent that the ipate is not always a chord of the deep and the nete of the sharp. In the same way the styles are handled, nor because the magnificent is relaxed will it cease therefore to be magnificent, nor because the humble becomes more strong will it therefore pass into the confines of the grand. 539

Cette analogie avec les registres musicaux est rehaussée par l’usage fréquent du mot "tempéré" dans le Compendio, terme emprunté au latin temperare qui, transitivement, a le sens de "disposer convenablement (les éléments d'un tout), combiner dans de justes proportions", et intransitivement, "garder la mesure, être modéré." 540 C'est peut-être précisément ce mot-clef qui caractérise la tragi-comédie et sa thématique : les émotions doivent être tempérées dans toutes les activités humaines, amoureuses ou politiques. De cette modulation toute en nuance découle une virtuosité qui caractérise parfaitement le style et son degré de raffinement que seul l’opéra peut lui envier.

Il Pastor Fido met davantage en scène, dans un style baroque, des personnes représentatives d'un état d'esprit, des sentiments qui se heurtent et se répondent, que des êtres véritablement enclins au cheminement de l'esprit. Les plis et les replis du cœur sont rendus dans des effusions lyriques, accompagnées de réflexions ornementales et d'interprétations quasi didactiques. Plusieurs épisodes sont caractérisés par une stylisation ostentatoire : le jeu de colin-maillard (2. 3) est suivi d'une série de questions et de réponses sur un mode d'opéra et la scène de l'écho sera reprise par de nombreux dramaturges (4. 8). Tous ces discours sont conscients de leur artifice : l'annotation de Guarini à propos de la chorégraphie du jeu de colin-maillard ("not less a dance than a game") fait état d'une volonté consciente d'innover, de surprendre, d'étonner — le goût pour les sprezzatura s'affirme non seulement dans le domaine de la poésie et du chant , mais aussi dans le registre théâtral 541 .

Les personnages de Guarini semblent être faits pour les besoins de l'intrigue qui apparaît elle même comme une annexe aux commentaires sentencieux, imprégnés de sagesse platonicienne, de la pièce. Le lyrisme et le dénouement inattendu de la fin de la pièce lui confèrent la qualité primaire du jeu : l'élément lyrique est alors très éloigné de l'élément logique, et par contre des plus proche de l'élément musical et de la danse. Le langage de la spéculation mystique, des oracles, de la magie, dont use le poète donne la sensation que l’inspiration vient de l'extérieure et révèle le caractère lyrique de la pièce. C'est alors qu'il approche au plus près de la suprême sagesse, mais aussi de la démence. Dans l'emploi de situations audacieuses et invraisemblables, se rencontrent la fantaisie des énigmes cosmogoniques et mystiques et le langage figuré du classicisme et de l'allégorie , soutenu par l'impulsion du vates archaïque.

Johan Huizinga estime que les érudits de la Renaissance ont tenté de traiter la vie comme ‘"un jeu de perfection figurée’" :

‘[…]toute l'attitude spirituelle de la Renaissance est celle d'un jeu . […]Toute la parure de la Renaissance est une mascarade joyeuse ou solennelle dans les atours d'un passé idéal et fantastique. La figure mythologique, les allégories et les emblèmes compliqués et alourdis d'érudition astrologique et historique, sont tous comme les pièces d'un jeu d'échecs. La fantaisie décorative en architecture et en art graphique joue de son application de motifs classiques beaucoup plus consciemment que l'imagier médiéval de ses saillies bouffonnes. 542
Notes
537.

John Lyly partage le même goût que les italiens et met le fantastique au service de l'incarnation des états d'esprit et des perceptions abstraites de l'être humain. Love's Metamorphosis (1590) illustre cette pratique. Shakespeare se montre maître dans cet art lors de la composition de A Midsummer Night's Dream (1595-1596) : les pérégrinations des divers couples d'amoureux dans le bois labyrinthique plongé dans l'obscurité de la nuit permet aux yeux de l'esprit de percer le sens des métamorphoses fantastiques.

538.

Arthur C. Kirsch, Jacobean Perspectives, Charlottesville: The University Press of Virginia, 1972, p. 13.

539.

Gilbert, Literary Criticism, p. 526.

540.

Rey, Dictionnaire historique, à l'article "tempérer".

541.

Nous pensons surtout aux possibilités magiques du langage éloquent dont sont épris les poètes et dramaturges élisabéthains. Henry Peacham est élogieux du pouvoir du langage affectif (sur les émotions). Pour lui l'orateur a les mêmes pouvoirs magiques que le Fauste de Marlowe ou le philosophre du Franklin's Tale de Chaucer : "The Oratour may leade his heareres which way he list, and draw them to what affection he will : […] By fygures he may make his speech as cleare as the noone day : or contrary wyse, as it were with cloudes and foggy mistes, he may couer it with darknesse, he may stirre vp stormes, & troublesome tempestes, or contrariwyse, cause and procure, a quyet and sylent calmnesse, he may set forth any matter with a goodly perspecuitie, and paynt out any person, deede, or thing, so cunninglye with these coloures, that it shall seeme rather a lyuely Image paynted in tables, then a report expressed with the tongue. Voir Henry Peacham the Elder, The Garden of Eloquence, cité par R. H. Wells, Elizabethan Mythologies, p. 201. Dans la chanson, qui adopte les procédés de la forme la plus en vogue à la fin du XVIe siècle, le madrigal, tout est mis en œuvre pour susciter le pathétique, pour faire partager l'émotion à l'auditoire, y compris les pires artifices de langage. Le madrigal a tendance à fuir la scène à cause du fait que le texte est souvent masqué par les effets musicaux. Mais les procédés qui le caractérisent sont exploités au théâtre par les chansons polyphoniques plus traditionnelles (part songs) qui laissent le texte intelligible : la coloration musicale du texte dramatise le propos, ce qui accorde bien à la scène. Voir F. Guinle, "Accords parfaits", vol. 1, pp. 328-332 pour le répertoire des conventions employées dans la coloration musicale du texte, Love wing'd my hopes qui figure dans The Firste Booke of Ayres (1600) de Thomas Morley. Celles-ci comprennent notamment la descente mélodique lorsque le texte implique une direction vers le bas ; une montée lorsque le texte la suggère ; une division des notes pour exprimer un mouvement rapide ; l'emploi de soupirs et de répétitions lancinantes pour colorer le mot grief ; une marche mélodique descendante pour accompagner l'idée d'une chute.

542.

Huizinga, Homo ludens, pp. 290-293.