5. 4 Tragi-comédie et innovation

L'unité dans le composite, tel est l'un des fondements de la tragi-comédie . L'idée même d'introduire une pièce dans une autre nous paraît dans le droit fil de la volonté d'innovation des auteurs de tragi-comédies : réclamant toutes les libertés, plaçant leurs héros dans les situations les plus inouïes, imaginant les actions les plus extraordinaires, ne reculant pas devant l'invraisemblance, pourquoi n'auraient-ils pas présenté à leurs héros (ou fait jouer par eux) une véritable pièce de théâtre ?

Trois éléments ont joué un rôle dans l'éclosion du théâtre dans le théâtre : le chœur, le prologue et le spectacle truffé d'intermèdes (insertion de pantomimes, danses, masques). Dans Pericles  , Gower figure le chœur en dehors de l'action. Il intervient à chaque tableau pour faire le récit des événements qui se sont déroulés pendant l'entracte et pour annoncer les scènes suivantes qui s’ébauchent déjà en pantomime. Il est à côté du cadre où se déroule la vision. Dans la pièce de Robert Greene , James IV , le dramaturge met en pratique un procédé similaire pour résoudre la problématique de la transmutation d'un récit en pièce de théâtre. Un tableau chorique est inséré entre les différents actes : à la fin du premier un intermède musical composé de trois pantomimes (dumb shows) prépare le spectateur à mieux appréhender le sens de la fable insérée dans la pièce. Traitant de la vanité des ambitions humaines ces pantomimes ne correspondent pas étroitement à la thématique de la pièce qui illustre davantage le désordre créé dans un pays par la perversion morale d'un souverain sous l'emprise de la luxure et le pouvoir régénérateur de l'amour chaste et de l'amitié véritable. Le concept de l'amour est traité selon la doctrine chrétienne, et selon la philosophie néoplatonicienne. Le chœur officie entre les actes pour créer un intermède musical accompagné de mimes. Greene emploie une technique de distanciation, car il crée devant le spectateur un autre spectateur-juge de l'action habilité à la commenter. Par un phénomène de dédoublement Greene parvient finalement à concevoir un spectateur "idéalisé". Son commentaire revient à incarner sur scène le public et son regard et par une manipulation de l'expérience esthétique à formaliser le mode de réception. Les codes scéniques n'agissent pas directement sur lui mais sont manipulés par Oberon et Bohan. Leurs commentaires sont assez brefs, mais permettent à Greene dans le processus de théâtralisation de la nouvelle de Cinthio de faire ressortir les moments saillants et les éléments didactiques. Le spectateur est plus ou moins compétent 558 , et possède la plupart des règles du jeu à cette époque. Mais la censure réduit la marge de liberté d'expression des dramaturges et la confrontation du texte et de la scène avec les textes de l'idéologie et de l'histoire ne saurait laisser entrevoir une trop grande ambiguïté. Greene, comme ses pairs, s'emploie surtout à varier les rouages de l'art scénique.

Il est à remarquer que Robert Greene n'emploie pas le terme tragi-comédie pour décrire ses pièces mais les appelle indistinctement "histories 559 ", ce qui regroupe un éventail générique assez large. Sa pratique théâtrale révèle une attitude similaire à celle de John Lyly vis-à-vis du travail discursif de la critique littéraire : la tâche du dramaturge consiste à prolonger et actualiser la forme artistique de l'œuvre, et non pas à la figer dans des formulations systémiques. Lyly énonce à deux reprises de véritables déclarations d'indépendance à l'égard des formes classiques et témoigne de la nature intentionnellement expérimentale de son théâtre : d'abord dans le prologue d'Endimion :

‘It was forbidden in old time to dispute of chimera, because it was a fiction ; we hope in our times none will apply pastimes, because they are fancies. For there liveth none under the sun that knows what to make of the Man in the Moon. We present neither comedy, nor tragedy , nor story, nor anything, but that whosoever heareth may say this : "Why, here is a tale of the Man in the Moon."

(Endimion , The Man in the Moon 560 , The Prologue)’

puis dans le prologue de Midas :

‘At our exercises, soldiers call for tragedies : their object is blood ; courtiers for comedies : their subject is love ; countrymen for pastorals : shepherds are their saints. Traffic and travel hath woven the nature of all nations into ours, and made this land like arras, full of device, which was broadcloth, full of workmanship.
Time hath confounded our minds, our minds the matter, but all cometh to this pass : that what heretofore hath been served in several dishes for a feast, is now minced in a charger for a gallimaufry. If we present a mingle-mangle, our fault is to be excused because the whole world is become an hodgepodge.

(Midas 561 , The Prologue in Paul's)’

Ainsi Lyly revendique le droit de "faire ce qui lui plaît" ; Greene suit la même voie avec sa curieuse pièce James IV . Dans son théâtre Greene réalise un mélange, dans des proportions différentes d’éléments tragiques et d’éléments comiques, caractéristique des romances héroïques et sentimentales qui étaient au goût du jour. Aucune de ses pièces n'atteint la hauteur de la tragédie marlovienne et aucune n'est dénudée d'une impulsion tragique. Dans sa théorie comme dans sa pratique, Greene semble considérer le mélange de tons comme le principe de base de son art.

Ce n'est pas un hasard si le critique Ristine considère James IV comme "the most important landmark in the whole formative period of English tragi-comedy." 562 Ristine suggère aussi que si les pièces de Greene sont des illustrations de la signification du vocable "histories", ce terme recouvrait les diverse formes que prenait la tragi-comédie romanesque 563 . D'autre part Ristine voit deux contributions majeures au développement du genre tragi-comique proprement dit : les mélanges du tragique et du comique pratiqués dans les interludes morales tardives (pratique fustigée par les classicistes) dans lesquels les vertueux sont récompensés et les dévoyés punis (ce qui est précurseur de la comédie satirique ), et l'influence de l'élément romantique : James IV montre effectivement les caractéristiques propres à ces deux confluents.

‘The essential attributes of romantic material – its tragic complications, impending dangers, heroic exploits, suspended action, averted tragedy , happy ending – supplied the very qualities necessary for an artistic blending of tragedy and comedy of the highest theatrical effectiveness, which in time developed naturally into a fixed form of tragicomedy. This course of development properly begins with the plays of Edwards and Whetstone, is continued in the work of Lyly and the non-extant romantic plays of the seventies and eighties, reaches its highest expression in the James IV of Greene […]. 564
Notes
558.

Au sujet de l'esthétique de la réception consulter Pavis, Dictionnaire, pp. 291-292.

559.

L'intitulé de chacune des pièces de Greene définit la pièce en question comme "historie" : The Comicall Historie of Alphonsus King of Aragon, The Historie of Orlando Furioso One of the twelve Pieres of France, The Honorable Historie of frier Bacon , and frier Bongay, et The Scottish Historie of Iames the fourth, slaine at Flodden. Entermixed with a pleasant Comedie, presented by Oboram King of Fayeries. Ce n'est pas avant la dernière décennie du XVIe siècle que "history" soit considéré comme un genre dramatique : voir à ce sujet Allardyce Nicoll, "'Tragical-Comical-Historical-Pastoral' : Elizabethan Dramatic Nomenclature", pp. 84-86.

560.

John Lyly , Endimion , The Man in the Moon, dans The Plays of John Lyly, Lewisburg: Bucknell University Press, 1988, pp. 147-198.

561.

John Lyly , Midas , dans The Plays, éd. Daniel, pp. 199-241.

562.

Ristine, Tragicomedy, p. 84.

563.

Ibid., p. 84..

564.

Ristine, Tragicomedy, p. 95.