6. Cymbeline (1609-1610)

6. 1 Le personnage-Vice renaissant

Efforçons nous de dessiner avec plus d’ampleur les éléments caractéristiques de la vision tragi-comique de Shakespeare que nous avons esquissés lors de notre exploration du théâtre Tudor, en examinant plus particulièrement deux pièces du répertoire que sont Cymbeline (1609-1610) et The Winter's Tale (1610-11). Chacune de ces "tragi-comédies renaissantes" mettent en évidence le personnage-Vice, incarnation de l'esprit tragi-comique anglais Tudor, sur lequel nous avons déjà porté notre attention à plusieurs reprises. Ce personnage nous servira d'index pour pointer et orienter le regard vers plusieurs directions et nous ouvrira des perspectives tragi-comiques récurrentes de la scène shakespearienne. Même si ces pages s'attachent à mettre en lumière quelques aspects privilégiés de cette vision, elles ne prétendent faire ni l'histoire 580 ni l'anatomie du genre. En effet il s'agit dans cette dernière partie de notre exploration de prendre la mesure de cette vision tragi-comique et d’en évaluer sa transformation, même si le point de vue demeure panoramique. Les propos que Bernard Spivack tient sur l'évolution du personnage-Vice dans le théâtre élisabéthain sont, à nos yeux, particulièrement pertinents en ce qui concerne le personnage Giacomo :

‘Reluctantly draping his allegorical nakedness, he persisted in his allegorical function. Having refurbished himself with the name, the clothing, the motives of a "formal man", he conducted in Elizabethan tragedy a Psychomachia without benefit of allegory. 581

La spécificité du personnage Vice dans les pièces que nous avons parcourues est son pouvoir de destruction de l'unité et de l'amour. Dans Cymbeline nous assistons encore à une performance donnée par un virtuose de la dissimulation, un agresseur au rictus maléfique qui fait la démonstration de ses talents dans l'art de la tromperie pour berner un étranger en position de faiblesse, séparé de sa femme clandestine et en proie à tous les fantasmes que l'imaginaire bestial et lascif de Giacomo puisse conjurer en lui. Le mal incarné par les vilains shakespeariens s’évertue dans les dernières pièces du dramaturge à rompre les liens qui unissent la nature, la société humaine et le cosmos, liens qui assurent l'ordre et l'unité hiérarchiques et créent l'harmonie divinement ordonnée de l'univers. Dans King Lear cette donnée fondamentale de la vision de Shakespeare est exprimée ainsi :

‘KENT
Such smiling rogues as these,
Like rats, oft bite the holy cords a-twain
Which are too intrince t'unloose, smooth every passion
That in the natures of their lords rebel ;

(King Lear , 2. 2. 67-70)’

Les "liens sacrés" auxquels Kent fait allusion s'appliquent à l'harmonie domestique et sociale ainsi qu'aux devoirs théologiques dans l'univers shakespearien. D'une manière générale dans les pièces de Shakespeare le comportement humain est défini moralement selon l'adhésion ou non du personnage à l'harmonie spirituelle qui incorpore maints domaines de l'activité humaine et que Timon énumère :

‘TIMON
[…] Piety and fear,
Religion to the gods, peace, justice, truth,
Domestic awe, night rest, and neighbourhood,
Instruction, manners, mysteries, and trades,
Degrees, observances, customs, and laws,

(The Life of Timon of Athens , 4. 1. 15-19)’

La vision tragi-comique de Shakespeare diffère de celle du théâtre providentiel de ses prédécesseurs par sa dimension astronomique : sa vision morale de l'univers de l'homme est doublée d'une portée métaphysique dont l'imagerie récurrente crée une atmosphère visionnaire. Lorsque l'harmonie au sein d'une cellule familiale est désaccordée, l'univers entier est ravagé par le désordre : King Lear en témoigne suite à l'ingratitude que lui montre ses deux filles Goneril et Regan :

‘LEAR
Blow, winds, and crack your cheeks ! rage ! blow !
You cataracts and hurricanoes, spout
Till you have drenched our steeples, drowned the cocks !
[…]
Crack Nature's molds, all germens spill at once,
That make ungrateful man !

(King Lear , 3. 2. 1-3 ; 8-9)’

Notes
580.

Nous pourrons consulter l'ouvrage de M. Herrick, Tragicomedy.

581.

Spivack , Shakespeare and the Allegory, p. 59.