6. 2 Cymbeline et la vision tragi-comique orphique

La vision tragi-comique de Shakespeare est imprégnée de la poésie orphique, et Cymbeline , si riche en références au mythe d’Orphée , mérite là aussi une attention particulière. Le poète initié doit subir les tortures d'Apollon ou de Dionysos afin de voir au delà des voiles dont la vie se pare, avant de mériter l'inspiration divine et de dispenser la consolation orphique à son entourage. Cymbeline incarne un voyage platonicien en route vers l'Idée : ses personnages-clé apprennent à se détourner de l'amour terrestre (Eros ) pour se tourner vers l'amour spirituel (Antéros ) et de la vision de l'harmonie céleste. Le démembrement d'Orphée paraît comme une action sacrificielle nécessaire dans la tragi-comédie de la Renaissance. Pour ne citer qu’un exemple nous trouvons l'équivalent dans la tragi-comédie providentielle du "théâtre du Vice" , la pièce anonyme Mankind , où le protagoniste principal est mis à l'épreuve et initié aux "mystères" christiques. La légende d'Orphée est remarquable pour ses pôles extrêmes entre violence et harmonie — les diverses phases de l'histoire témoignent du pouvoir civilisateur et du pouvoir destructeur de la poésie. Comme le précise d’ailleurs Jonathan Bate,

‘The dismemberment of Orpheus is a reminder that the poet's own position is always precarious, whilst his art can also lead to the abuses of poetic privilege – Proteus cites his example 582 in the context of coercive sexual advances. So too in Cymbeline , another play which alludes to the Philomel story, Cloten – whose head, like Orpheus' floats out to sea still speaking – is both a singer of music and a potential rapist. 583

Notes
582.

Voir The Two Gentlemen of Verona , 3. 2. 77-80 :

PROTEUS

For Orpheus' lute was strung with poets' sinews,

Whose golden touch could soften steel and stones,

Make tigers tame, and huge leviathans

Forsake unsounded deeps to dance on sands.

Le luth de la séduction a pour cordes les tendons même du poète maudit. Cette vision infernale où le corps s'amalgame à l'instrument trouve son expression plastique dans Le Jardin des Délices (1500-1510)de Jérôme Bosch dans le panneau de droite où le peintre juxtapose un luth et une cornemuse pour symboliser les discordes de l'enfer et parodier l'association du luth avec la vertu. A côté de ces instruments nous pouvons voir un damné pendu sur les cordes d'une harpe, symbolique de la harpe du roi David et préfiguration de la croix sur laquelle les tendons du Christ, roi-musicien du monde, furent étirés. Voir le détail qui figure dans l’Annexe 19.

583.

Jonathan Bate, Shakespeare and Ovid, Oxford: Clarendon Press, 1998, pp. 110-111.