6. 3 Les éléments romanesques de Cymbeline

Motivé par un dessein novateur dans Cymbeline , Shakespeare s'essaie dans un genre nouveau, et doit surmonter la difficulté technique de fondre en un tout harmonieux les éléments très disparates dont l'assemblage constitue ce genre tragi-comique et sur lequel les dramaturges italiens et élisabéthains contemporains tentent des expérimentations. Le rationaliste Samuel Johnson porte sur la pièce un jugement sévère et inepte dans General Observations on the Plays of Shakespeare (1756) :

‘To remark the folly of the fiction, the absurdity of the conduct, the confusion of the names, and manners of different times, and the impossibility of the events in any system of life, were to waste criticism upon unresisting imbecility, upon faults too evident for detection, and too gross for aggravation. 584

C'est précisément sur les thèmes et sur les incidents romanesques qu'il convient de mettre l'accent dans Cymbeline . Shakespeare semble adopter délibérément une histoire démente, des incongruités, un système de vie irréel afin d’exercer pleinement son art, son pouvoir créateur et rédempteur. Il convient de mentionner la dette probable de Shakespeare à une vieille pièce élisabéthaine, The Rare Triumph of Love and Fortune , jouée devant la Reine le 15 décembre 1582 et publiée en 1589. Ce drame romanesque fournit à Shakespeare quelques éléments dont l'histoire d'Innogen, plusieurs personnages des scènes pastorales et l'atmosphère chimérique indispensable à l'exploration des possibilités du genre. La légende du roi Cymbeline, qui, selon Holinshed régna en 33 avant Jésus-Christ est amalgamée aux conventions dramatiques dont hérite notre poète-dramaturge pour les accommoder à un dessein dramatique nouveau qui démontrera combien son art est au-dessus de la nature.

A l’image des tragi-comédies italiennes de l'époque, le romanesque fournit à Shakespeare une convention aisée pour dramatiser une aventure riche en incidents et en rebondissements dont personne ne contestera l'invraisemblance. La vision tragi-comique de Shakespeare se complaît dans l'incohérence et l'irréalité créées par le foisonnement d'intrigues variées et inattendues, qui situent cette vision dans l'irréel et la libère du joug réaliste. Cependant, cette libération n’est pas une simple évasion, mais s'investit d'un vécu exemplaire qui transcende l'éphémère et l'accidentel pour s’ouvrir sur la vérité. La richesse surprenante de Cymbeline , dotée certes de personnages et de péripéties qui maintiennent le spectateur en haleine, tient à l'orchestration même des intrigues. La vie n'est pas présentée comme la résultante d’une opposition tranchée mais comme un jeu complexe et confus régi par un ordre surnaturel dont les règles échappent à la raison humaine et dont le parcours aux péripéties labyrinthiques confère à la pièce un haut degré dramatique.

Par ailleurs les intrigues qui s'entrelacent dans Cymbeline sont aussi démesurées que celles de Sir Clyomon et Sir Clamydes (1570) qui attira la critique négative de Sidney et de Gosson. Une belle-mère maléfique issue d'un conte de fées, mariée à un roi dont l’historicité est douteuse, le légendaire Cymbeline ; une princesse qui fuit la cour déguisée en page afin de retrouver son mari exilé ; un intrigant italien, originaire du Neuvième Conte du second Jour du Décaméron de Boccace, qui la calomnie suivant un modèle fréquemment pratiqué dans la comédie italienne ; un héritier du trône récemment retrouvé dans une grotte, et une famille royale réunie à l’issue d’une victoire britannique sur les romains à Milford Haven, port où retournera le premier des rois Tudor après son exil afin de fonder la dynastie que Shakespeare célèbre dans ses chroniques. Après une telle vertigineuse énumération le cliché qu’en fait Polonius convient parfaitement : "tragical-comical-pastoral-historical". Avec une plénitude rarement atteinte le dramaturge est passé maître dans son art, technique dans laquelle il excelle à faire comprendre que le vertige optique de la fable illusoire peut donner aussi les clés pour le décryptage du réel : des analogies secrètes sont tissées entre ce que nous appelons réalité et ce qui relève de l'illusoire.

Notes
584.

Voir l'introduction de J. M. Nosworthy dans l'édition Arden de Cymbeline , London: Routledge, 1994, p. xl.