7. 1 Structure en diptyque : le volet tragique

Une structure en diptyque est retenue pour The Winter's Tale. Elle semble correspondre à la définition de la tragi-comédie que propose John Florio dans son World of Words, 1598, "half a tragedy and half a comedy". En effet les trois premiers actes répondent aux critères essentiels d’une tragédie établie par Aristote 600 . La première scène décrit une situation de bonheur serein dans l'amour et dans l'amitié qui est soudainement ébranlée par la jalousie et la colère démentielle de Leontes. Après de cruelles épreuves subies par la communauté entière, Leontes laisse entendre qu'il expiera sa faute en consacrant le reste de sa vie au repentir (3. 2. 240 ). La première partie de la pièce s'inscrit donc dans un registre tragique, bien qu'au fil des épisodes nous discernons de plus en plus de traits exagérément forcés, comme si le dramaturge souhaitait attirer l'attention sur les conventions dans un secret désir de les caricaturer quelque peu et pour souligner la manière dont il crée un espace à dominante tragique.

La jalousie adventice de Leontes fait de lui un véritable Hérode, tyran burlesque des Cycles médiévaux dont la colère histrionique le transforme en massacreur d'innocents nouveau-nés. Ce qui frappe le spectateur/lecteur dans les premières répliques, c'est l'artificialité du langage des courtisans ainsi que l'ironie sous-jacente à l'hommage hyperbolique adressé à l’endroit du jeune prince Mamillius, ‘"a gentleman of the greatest promise"’ (1. 1. 30). Shakespeare opère déjà, derrière le masque tragique, un travestissement subtil de genres. Un glissement à peine perceptible de l’effet tragique se produit, et subrepticement les scènes tragiques et les scènes comiques se teintent d’une touche d'ironie discrètement adaptée au personnage et à la situation. Ainsi, Shakespeare effectue un délicat mariage des genres : en chargeant la pièce d'intentions implicites et de résonances secrètes il nous livre ni une comédie ni une tragédie dans les règles, mais une intuition profonde de la nature tragi-comique de l'existence.

Du tragique à l'absurde, le chemin est parfois court. Ni Hermione ni Polixenes ne comprennent la nature de la force transcendantale qui les écrase. La jalousie de Leontes est un mécanisme aveugle qui révèle les germes de l'absurde dans l'action tragique. Leontes est l'esclave d'une passion sensuelle qu'il devrait savoir dominer, surtout en tant que roi. Il est aveugle aux vertus spirituelles positives que possède Hermione, la grâce personnifiée (comprendre au double sens humain et religieux, impliquant les bienfaits inépuisables de la bonté et de la générosité, mais aussi cette qualité ineffable qui émane d'une source supra-humaine, et investit d'un caractère sacré pour qui la reçoit). Comme Innogen, Hermione est injustement soupçonnée d'infidélité. Mais derrière l'accusation proférée par Leontes il y a tout le poids de la faute du péché originel. Dans les vers qui ouvrent la pièce — souvent essentiels chez Shakespeare — on découvre un portrait de l'amitié qui prophétise obliquement la métamorphose en discorde des relations harmonieuses entre Polixenes et Leontes :

‘CAMILLO
Sicilia cannot show himself over-kind to Bohemia. They were trained together in their childhoods, and there rooted betwixt them then such an affection which cannot choose but branch now.
(The Winter's Tale, 1. 2. 18-21)’

Une autre évocation de la longue amitié des deux rois vient quelques lignes plus loin au cours de l'entretien fatidique entre Hermione et Polixenes :

‘POLIXENES
We were as twinned lambs that did frisk i'th' sun,
And bleat the one at th'other. What we changed
Was innocence for innocence. We knew not
The doctrine of ill-doing, nor dreamed
That any did. Had we pursued that life,
And our weak spirits ne'er been higher reared
With stronger blood, we should have answered heaven
Boldly, 'Not guilty', the imposition cleared
Hereditary ours.
(The Winter's Tale, 1. 2. 69-77)’

La méditation sur les amis d'enfance conduit tout droit à la doctrine de la chute et la lucide Hermione saisit tout de suite l'allusion :

‘By this we gather
You have tripped since.
(The Winter's Tale, 1. 2. 78-79)’

Sa réflexion provoque la réponse de Polixenes qui met en abyme le contenu spirituel de la pièce :

‘O my most sacred lady,
Temptations have since then been born to's ; for
In those unfledged days was my wife a girl.
Your precious self had then not crossed the eyes
Of my young playfellow.
(The Winter's Tale, 1. 2. 80-84)’

La jeunesse et la maturité sont opposées comme la pureté et la corruption. La "doctrine du mal-faire", l'insidieuse présence du péché charnel (1. 2. 79) est identifiée ici par Polixenes, figure jumelle de Leontes, comme étant introduite par la femme. L'inique condamnation de la femme par Polixenes annonce non seulement l'injustice de Leontes envers Hermione, mais la sienne propre envers Perdita, dans la deuxième partie de la pièce.

Les pièces tardives tournent autour des femmes injustement persécutées. Dans le conte de Robert Greene , Pandosto (1588), source principale de The Winter’s Tale , Shakespeare trouve matière qui se prête à de multiples interprétations. Son récit de la chute et de la rédemption résonne de plusieurs narratifs primitifs de régénération, dont la structure en diptyque permet de faire ressortir l'hiver de l'univers clos et tombal que Leontes, spirituellement mort après les décès supposés de sa femme et de sa progéniture, crée de toute pièce et le printemps du renouveau qui assiste à sa résurrection grâce au retour de sa fille Perdita et de sa femme Hermione. La phase hivernale est symbolique d'une période de gestation : telle Proserpine, à qui elle est comparée (4. 4. 116), Perdita émerge à la lumière au cours de la moitié estivale de l'année, laissant l’enfer derrière elle et tapissant le sol de ses fleurs festives.

La colère et la jalousie de Leontes se développent lentement et graduellement. René Girard, en soulignant que Polixenes fait une interprétation déformante du livre de la Genèse en réitérant la version adamique, illustre la similarité entre les deux rois, Leontes et Polixenes, et l'ancienneté du péché. Selon lui,

‘[…] la véritable signification du péché origine est que tous les humains sont également coupables — coupables, sous entend de désigner des boucs émissaires. Bien que Shakespeare ne le dise pas expressément, les agneaux bêlants et leur sinistre métamorphose nous proposent un meilleur modèle du péché originel que la malheureuse Eve. […] Dans Hamlet , la référence biblique est le personnage de Caïn : Claudius reconnaît dans son propre péché 'la plus antique et la première des malédictions, le meurtre d'un frère'. 601

Le Conte d'hiver suggère la même définition. Ce n'est pas un hasard si, dans la Genèse , l'histoire d'Abel et de Caïn vient immédiatement après celle d'Adam et Eve. Ces deux histoires nous font passer du désir double de l'objet à la destruction du rival. Elles résument l'ensemble du processus mimétique et l'histoire de l'humanité.

Notes
600.

Aristote , Poétique, 1449b.

601.

René Girard, Shakespeare . Les feux de l'envie, Paris: Grasset, 1990 (Livre de poche ), pp. 522-523.