Conclusion

[…] you and I cannot be confined within the weak list of a country’s fashion. We are the makers of manners

(Henry V, 5. 2. 251-252)

L’analyse de Cymbeline et de The Winter's Tale a démontré comment cette vision shakespearienne émane d'une matrice esthétique des plus hétéroclites. Les dernières pièces de Shakespeare sont souvent appelées des romances . Bien que notre dramaturge lui-même ne se réfère pas à ses pièces comme étant des tragi-comédies, nous avons une préférence pour ce vocable générique qui montre les caractéristiques de quatre souches structurantes dont le groupe de "comédies/tragédies romanesques" (notamment Pericles , Cymbeline, The Winter's Tale, The Tempest ) garde des éléments. Le terme romance ne fait pas apparaître le thème sous-jacent de l'ambivalence de la vie et de la mort qui caractérise ces quatre pièces. Peggy Muñoz Simonds 621 estime que la tragi-comédie de la Renaissance est charpentée par quatre souches littéraires disparates qui peuvent être répertoriées ainsi :

D’autre part elle nous renvoie au célèbre frontispice du premier in-folio de 1616 des œuvres de Ben Jonson qui est emblématique de la signification fondamentale de la tragi-comédie renaissante : gravé par William Hole, il suggère visuellement que la tragi-comédie est la forme dramatique de la période la plus riche, la plus diversifiée, et la plus sacrée 622 . Les muses des cinq genres dramatiques pratiqués par les lettrés de la Renaissance sont représentés ici : tragicomoedia porte une couronne et tient un sceptre à la main et trône au-dessus de ses consorts, les muses de la satire , de la pastorale , de la tragédie et de la comédie. Nous regrettons l’absence dans ce tableau de figures marginales qui représenteraient ce que M. Bakhtine appellent "les genres de la place publique" 623 , ingrédients essentiels de la vision tragi-comique de Shakespeare .

La nature de la vision théâtralisée que Shakespeare nous communique dans les dernières pièces, et particulièrementles quatre pièces déjà citées que sont Pericles , Cymbeline , The Winter’s Tale et The Tempest  ,n’est que partiellement décrite par les vocables "comédie romanesque " ou "tragédie romanesque" qu'emploient de nombreux critiques. L'épithète "pastoral" éclairerait des facettes incontournables, mais il reste le problème d'englober les artifices de la dramaturgie. Les deux tentatives de définition de Simonds sont défaillantes. Dans le laboratoire expérimental de Shakespeare ce n'est pas dans la matière première mais dans les étonnants alliages que nous devons rechercher les caractéristiques de la vision de Shakespeare. Ces alliages sont le fruit d'une impressionnante série d'hybridations et de variations au niveau de la structure, de la thématique, des procédés, alliages qui transgressent les conventions en poussant les frontières des genres jusqu'à leurs limites. Shakespeare transpose sur le plan de la composition littéraire les lois musicales du passage d’une tonalité à une autre. La tragi-comédie se construit en partie sur la base du contrepoint musical pour traduire la complexité des émotions humaines et la diversité de la vie. La combinaison des voix contrapuntiques réussit cette unité qui transcende le mot, la voix, le spectaculaire.

Si Shakespeare réagit aux nouveaux développements en les greffant avec une grande subtilité sur la souche autochtone, il ne tombe pas dans l’excès d’un théâtre narcissique vidé de sa substance métaphorique et replié sur les astuces de son artifice comme Marston et Beaumont et Fletcher auront tendance à le faire. Malgré des différences de style et d’emphase, Shakespeare comme Beaumont et Fletcher, se concentre moins sur le développement des personnages dans ces tragi-comédies et porte un intérêt grandissant à l’événementielle et à la signification des épisodes qui jalonnent le parcours des protagonistes. De nombreux télescopages auréolent de manière récurrente la perplexité et la frustration des personnages face à leur destin insondable et incontrôlable. Si nous comparons les paroles d’Antipholus of Syracuse dans The Comedy of Errors, œuvre de jeunesse de Shakespeare — "Or sleep I now and think I hear all this ? / What error drives our eyes and ears amiss ?” (2. 2. 183-182) — à celles prononcées par Posthumus, dans Cymbeline , œuvre de la fin de la carrière de Shakespeare, nous pouvons établir un parallèle :

‘‘Tis still a dream, or else such stuff as madmen
Tongue, and brain not ; either both, or nothing.
Or senseless speaking, or a speaking such
As sense cannot untie. Be what it is,

The action of my life is like it […]
(Cymbeline , 5. 5. 238-242)’

Sa vision tragi-comique porte à son comble l’incertitude de l’homme à l’égard d’autrui et de soi-même. La destinée est espiègle et aime à jouer dans la tragi-comédie  ; les protagonistes arrivent à ne plus savoir qui ils sont, à douter d’eux-mêmes, à être jetés en pleine illusion. Jean Rousset fait une distinction importante entre le rôle que joue la destinée dans les genres séparées de la tragédie et de la comédie  : le héros s’affronte à une destinée "commandée par une transcendance immuable et implacable" dans la tragédie, et se mesure à "l’industrie humaine" dans la comédie. Dans la tragi-comédie par contre, la destinée se déguise en "fée capricieuse et joueuse,"

‘méchante sans cruauté, qui marche en dansant et en ligne brisée, n’accablant l’homme que pour le relever, le jetant de péripétie en péripétie comme une balle dont elle s’amuse. Ainsi le héros n’est-il ici ni Œdipe ni Ulysse, ni écrasé ni triomphant, mais jouet lancé et relancé par une main insaisissable et toujours changeante ; il va de surprise en surprise, toujours étonné, à travers les revirements et les incertitudes, dans un monde qui n’est jamais ce qu’il paraît : le bonheur cache un piège comme le cercueil couvre un vivant et l’espoir un malheur. 624 ’ ‘ The pattern of Shakespeare 's tragicomic action, in the simplest terms, is to dislocate settled perceptions through adversity and then to liberate perception through unexpected prosperity. The expanded perceptions of each character reveal a world that is no longer confined by his own limitations. He has confronted a world constituted upon "nothing", and from this "nothing" meaning grows. 626

Carnavalesque aussi, la vision tragi-comique shakespearienne embrasse et unit les deux pôles du devenir ou les deux membres d’une antithèse. Les contraires se rencontrent, se regardent, se reflètent, se connaissent, se comprennent. Cette vision permet d’élargir la scène étroite de la vie privée d’une époque limitée en une vaste scène universelle commune à tous les hommes et qui fut déjà présente dans les mystères. En rattachant Shakespeare à certaines traditions, nous n’avons en aucune façon limité l’originalité profonde et l’individualité de son œuvre. Les résultats de nos explorations, à la fois synchronique et diachronique, se vérifient et se corroborent mutuellement : la vision tragi-comique de Shakespeare est constituée d’images kaléidoscopiques et de voix polyphoniques qui sont harmonisées dans la fusion de l’Un et du Multiple qui célèbre non seulement l’union de Pan et de Protée, mais aussi le rituel du mythe d’Apollon et de Dionysos, qu’illustrent la mort d’Orphée et le dépècement de Marsyas, et le symbolisme de Golgotha .

Notes
621.

Simonds, Myth, Emblem and Music , p. 343.

622.

Voir l'illustration : Annexe 21. Reproduction tirée de Margery Corbett et R. W. Lightbown, The Comely Frontispiece : The Emblematic Title-page in England, 1550-1660, London: Routledge and Kegan Paul, 1979, p. 144.

623.

Bakhtine , Rabelais, p. 197.

624.

Jean Rousset, La littérature de l’âge baroque en France, Paris : José Corti, 1954, p. 58.

626.

Hartwig, Shakespeare’s Tragicomic Vision, p. 32.