Introduction

Le problème des verbes composés du persan a, depuis toujours, attiré l'attention des linguistes s'intéressant à l'étude de cette langue. Parfois, ces verbes ont été considérés comme une particularité de la langue persane. S. Telegdi dit à ce sujet:

‘"En faisant la connaissance du persan, on est infailliblement frappé par une singularité du vocabulaire: dans les textes les plus divers, on rencontre à chaque instant une de ces locutions qui périphrasent le verbe." (1950:32)’

En effet, pendant longtemps nous avons considéré les verbes composés du persan comme une "singularité" de cette langue. Néanmoins, au cours de nos recherches, nous nous sommes rendu compte que la relation de composition entre l'objet et le verbe n'est pas une particularité du persan: il existe beaucoup de langues qui connaissent la relation de composition entre l'objet et le verbe, cette composition pouvant aller jusqu'à la fusion des deux constituants pour aboutir à l'incorporation de l'objet. Les verbes composés, quel que soit le degré morphologique de la composition, constituent un domaine de la linguistique générale. A partir de ce constat, nous nous sommes donné comme but essentiel de voir le problème des verbes composés persans dans une perspective plus large, à savoir la relation objet-verbe en général. Notre hypothèse du départ est la suivante: la relation entre l'objet et le verbe en persan, aboutissant à la formation des verbes composés, n'est qu'un cas particulier de la relation du constituant objet et du verbe.

Cette hypothèse conduit notre recherche dans deux directions complémentaires. Dans un premier temps, nous nous intéresserons au problème de la relation objet-verbe du point de vue de la linguistique générale. Effectivement, parmi tous les constituants de la phrase, l'objet est celui qui présente, dans beaucoup de langues, une affinité particulière pour entrer en composition avec le verbe. Qui plus est, le constituant objet est lié au verbe aussi sémantiquement: dans les différentes théories linguistiques, on détermine le rôle sémantique des constituants autres que l'objet, mais on hésite à parler en termes généraux du rôle sémantique particulier de l'objet, ce qui découle du fait que le sens de ce constituant est fortement lié au sens du verbe de la phrase. Ces particularités, auxquelles s'ajoutent les facteurs pragmatiques conduisant à la mise en arrière-plan de l'objet dans certains contextes ou situations, créent un environnement linguistique qui est à la base de la relation particulière objet-verbe. Cet environnement, pouvant aboutir à l'incorporation de l'objet ou à la formation d'un composé, est effectivement un domaine de la linguistique générale, et n'appartient pas à une langue particulière.

Dans un deuxième temps, nous essayerons d'étudier les verbes composés du persan, d'une manière détaillée, bien que notre travail n'ait pas l'ambition de vouloir présenter une analyse exhaustive et complète de ces verbes. En effet, le but principal est de dégager les types de relations qui existent entre les deux éléments de la composition. Pour ce faire, nous choisirons plusieurs verbes composés que nous espérons être représentatifs, et nous baserons notre étude sur ceux-ci. En ce faisant, nous espérons pouvoir donner une place aux verbes composés du persan dans le domaine de la linguistique générale afin qu'ils ne soient plus considérés comme une particularité de la langue persane. Nous tenterons de proposer de nouveaux critères de classification des verbes composés du persan. Par ailleurs, nous tenterons de démontrer que ces caractéristiques sont fondamentalement semblables à celles d'autres langues connaissant une relation de composition entre l'objet et le verbe.

Ce travail sera organisé en plusieurs chapitres. Les deux premiers chapitres sont consacrés à une étude sommaire des langues présentant une relation d'incorporation ou de composition entre l'objet et le verbe. Notre souci est d'un côté de dégager les caractéristiques essentielles de ce type de relation, et d'autre côté, de donner des exemples tirés des langues appartenant à des familles diverses, ce qui, à notre sens, montre le caractère général de la composition objet-verbe.

Le troisième chapitre donne quelques éclaircissements sur la structure syntaxique du persan. Nous sommes consciente du fait que certains points sont traités d'une manière détaillée, alors que d'autres ne le sont pas, mais étant donné que l'étude de la grammaire persane n'est pas l'objet de ce travail, nous nous sommes concentrée sur des sujets qui ont, d'une manière ou d'une autre, un rapport avec les verbes composés: la fonction objet, par exemple, en fait partie.

Le quatrième chapitre traite les aspects linguistiques autres que syntaxiques des verbes composés persans: une courte étude historique suivie d'une critique du traitement traditionnel des verbes composés dans la grammaire persane, et finalement la relation sémantique entre l'objet et le verbe dans le cadre des verbes composés. Le but de ce chapitre est de donner quelques éléments de compréhension pour mieux voir le problème des verbes composés.

Les deux derniers chapitres sont entièrement consacrés à l'analyse des verbes composés, d'une manière directe (le cinquième chapitre) aussi bien que d'une manière indirecte en passant par le changement de voix et ses conséquences sur la distinction des verbes composés et sur la structure interne de la catégorie (le chapitre six). En ce qui concerne le choix des verbes composés traités dans ces deux chapitres, nous avons une remarque à faire. En effet ce n'est pas facile de bien délimiter l'objet de l'analyse, à savoir la catégorie des verbes composés, donc ce n'est pas évident d'avoir un corpus cohérent. A partir de là, il nous semble que notre travail peut entrer dans un cercle vicieux: pour analyser les verbes composés il faut savoir quels verbes peuvent être qualifiés de composés, et pour savoir quels sont les verbs composés il faut les analyser d'abord. Pour éviter ces problèmes, nous avons décidé de baser notre travail sur une définition large de la notion de "verbe composé": par ce terme, nous entendons tous les "composés" plus ou moins liés comprenant un substantif et un verbe transitif. En effet, nous avions d'abord pensé insérer dans cette définition le fait que le substantif puisse être l'objet du verbe, mais nous ne l'avons pas fait pour la simple raison qu'une telle définition ne comprend pas un verbe tel que zin kardan (mot à mot: selle faire; seller), où le substantif zin ne peut pas fonctionner comme l'objet du verbe, et pourtant si le persan possède des verbes composés, zin kardan en fait certainement parti. Donc nous avons décidé de nous tenir à notre définition très large. L'inconvénient de cette définition est qu'elle nous conduit à faire des choix arbitraires à propos de certaines constructions: le fait qu'il y ait un substantif fortement satellisé par un verbe transitif ne veut pas forcément dire que nous avons là une des manifestations de la relation objet-verbe. Par exemple, si nous reprenons le verbe zin kardan, nous ne sommes pas en mesure de dire que le substantif était, ou pourrait être l'objet du verbe alors que ce qui nous intéresse dans ce travail c'est de voir la relation de composition qui peut exister entre l'objet et le verbe. Néanmoins, nous sommes revenue encore une fois à notre définition du départ, pensant que nous ne pouvons pas omettre de tels verbes lorsque nous travaillons sur les verbes composés.

Le dernier chapitre de ce travail est constitué par une conclusion générale qui, en résumé, souligne les points essentiels de l'ensemble du travail.

D'une manière plus générale, tout le long de notre analyse, nous essayons de donner les différents points de vue des linguistes sur les sujets traités (lorsque nous les connaissons) surtout quand ces points de vue sont en contradiction avec nos hypothèses. Notre intention est d'ouvrir une discussion qui, nous le souhaitons, aide à voir le problème des verbes composés de différents points de vue. A titre d'exemple, ce problème se pose, selon les linguistes, de deux différentes façons: alors que certains se demandent comment on peut distinguer un verbe composé d'un verbe simple d'autres se posent la question de savoir si le persan possède oui ou non des verbes composés. Nous pensons qu'il est intéressant de donner ces points de vue, bien que nous nous placions dans le premier groupe.

Concernant les caractères employés pour transcrire les exemples donnés des différentes langues, nous gardons ceux employés par les auteurs dans les documents qui nous ont servi de source. Les phrases de la plupart des langues sont transcrites à l'aide de l'alphabet phonétique; d'autres, comme les phrases turques ou nahuatl, sont transcrites par des caractères orthographiques de ces langues. En ce qui concerne le persan, nous avons employé l'alphabet phonétique le plus utilisé pour transcrire les phrases de cette langue. Parfois, une même langue est transcrite de différentes façons selon les auteurs, c'est le cas du tchouktche. Dans ce cas, nous nous sommes permis de modifier une des transcriptions pour pouvoir rester cohérente tout le long du travail.