1.2. Les différents types d'incorporation

L'incorporation nominale ne s'effectue pas toujours de la même manière dans toutes les langues. De là vient la question de la productivité de l'incorporation: en gros, nous pouvons distinguer trois cas de figure. Certaines langues utilisent l'incorporation d'une manière systématique, dès que les conditions nécessaires sont réunies; dans d'autres langues, l'incorporation est un phénomène sporadique, ce qui veut dire qu'il existe des formes composées résultantes de l'incorporation d'un des constituants nominaux de la phrase mais ce phénomène n'est pas aussi productif que dans une langue comme le nahuatl. Le troisième cas de figure concerne les langues où ce phénomène n'est plus productif, mais subsiste sous forme de composés encore employés dans la langue. On peut donner l'exemple des langues de la famille muskogean où, selon M. Hass, l'incorporation n'est plus productive:

‘"While the process is reflected to some degree in all of the groups and subgroups of the Muskogean family, it is not a productive process in any of the individual languages. In some of them, indeed, its existence could not be demonstrated (perhaps not even suspected) without reference to the other languages." (Hass 1941:312). ’

Les linguistes pensent qu'en fait l'incorporation nominale était une des caractéristiques du proto-muskogean, elle n'a pas survécue en tant que phénomène linguistique, mais ses traces restent dans les langues actuelles qui sont issues du proto-muskagean. Par exemple en muskogee, la langue qui a le mieux gardé des traces d'incorporation, il existe des composés formés d'un substantif et d'un verbe qui peuvent, ailleurs dans la langue, exister de manière indépendante. Un de ces substantif est nok- (le cou; forme incorporée) qui apparaît dans des composés comme nok-fayyitá (mot à mot: cou-tordre; tordre (quelque chose ou quelqu'un) par le cou). Ce même substantif peut aussi apparaître dans des composés dont le verbe n'existe pas ou plus dans la langue: nok-milíta (avaler un liquide) (Ibid.).

L'incorporation diffère aussi par la nature sémantique et/ou syntaxique des constituants qu'elle met en jeu. Le constituant le plus souvent incorporé est l'objet de la phrase. Ainsi, parmi les langues incorporantes, un grand nombre ne connaît que l'incorporation de l'objet. D'autres langues permettent l'incorporation d'autres constituants, comme par exemple le sujet (cf. tchouktche) ou les compléments locatif, instrumental, ou de but. Les phrases suivantes montrent respectivement un locatif incorporé (en koryak), un instrumental incorporé (en takelma), et un complément de but incorporé (en yana):

(1-5) g-ashin-tili-lin-au
(PAS-rivage-aller et venir-3pl)
Ils allaient et venaient sur le rivage.
(Mithun 1984:861)
(1-6) gwen-waya-sgul'usgal-hi
(cou-couteau-couper.AOR-INSTR)
Avec son couteau, il [leur] a coupé le cou.
(Hagège 1977:321)
(1-7) k'ut-xai-si-ndja
(vouloir-eau-PRES-je)
J'ai soif.
(Ibid.)

Un cas d'incorporation qui est assez fréquent parmi les langues incorporantes, concerne le substantif qui réfère à une partie du corps, comme les exemples suivants venant respectivement du huahtla nahuatl et du nahuatl classique:

(1-8) nec-iksi-wite'-ki
((lui)me-peid-heurter-PAS)
Il m'a heurté le pied.
(Mithun, op. cit., p. 860)
(1-9) o-nech-mapil-coton-qu-ê
(PAR-IO.1sg-doigt-couper-SUF participal-3pl)
Ils m'ont coupé le doigt.
(Launey 1979:167)

Parfois une langue permet une incorporation multiple, à savoir l'incorporation de plusieurs substantifs à un seul verbe. Là encore c'est un composé du nahuatl classique que nous donnons comme exemple:

(1-10) ni-mitz-ma-ten-namiqui
(IS.1sg-IO.2sg-main-lèvre-rencontrer)
Je te baise les mains (Je te rencontre par les lèvres en ce qui
concerne les mains.).
(Ibid.)

La nature des référents des constituants intervient aussi dans l'incorporation. En règle générale, les substantifs référant aux animés, surtout humains, sont moins souvent incorporés que ceux référant aux inanimés, et les noms propres ne le sont que très rarement. En dullay, langue couchitique, l'incorporation de l'objet générique ou indéfini est fréquente. Pourtant un objet qui réfère à un être humain n'est pratiquement jamais incorporé, même s'il est générique ou indéfini (Sasse 1984:250). Par ailleurs, plus le référent du constituant nominal est agentif, ou encore plus son rôle dans le procès est important, moins le constituant qui le représente a de chances d'être incorporé. Par exemple l'unique argument agentif d'un verbe comme "courir", ou encore le patient d'un verbe comme "assassiner", qui joue un rôle important dans le procès, ont très peu de chances d'être incorporés; par contre les constituants de certains verbes comme "être bon" ou "avoir" s'incorporent plus facilement (Mithun, op. cit., p. 863).

Néanmoins, certaines langues n'obéissent plus à ces règles générales, elles peuvent incorporer des constituants ayant des référents animés et/ou agentifs (Sasse, op. cit., p. 253):

(1-11) min aweera kawayd'aadeed'i idohoo-d'isa
(maison / boni (GEN) / d'habitude / femmes-construire (IMP, 3 sg, M)
Les maisons boni sont d'habitude construites par des femmes.

Dans cette exemple, idohoo est non seulement le sujet animé, mais en plus il est bien agentif; pourtant il a été incorporé. Mais de tels exemples sont très rares parmi les langues incorporantes.

Ainsi, on peut voir que les conditions permettant à un constituant nominal d'être incorporé sont interdépendantes: syntaxiquement c'est l'objet qui est le plus souvent incorporé, or l'objet prototypique est sémantiquement patient du procès, ce qui veut dire qu'il est prototypiquement non agentif et inanimé. De même, le constituant le moins souvent incorporé est le sujet, prototypiquement agentif, animé et humain.