1.4.2. Les caractéristiques sémantiques de l'incorporation

1.4.2.1. Le substantif et le verbe

Concernant les propriétés sémantiques de l'incorporation, on peut observer qu'ici les deux éléments de l'incorporation sont concernés. En fait, le substantif subit une sorte de généralisation sémantique, alors que le verbe, dans la presque totalité des cas, est affecté par une spécialisation du sens. Le verbe, avant d'incorporer le substantif, ne renvoie pas, en général, à un procès bien précis; il a un sens plutôt vaste et global. Le substantif, par contre, qui est un argument du verbe, renvoie à une entité bien particulière, même quand il est indéfini. Lorsque le processus de l'incorporation a lieu, les changements sémantiques s'effectuent: le substantif ne désigne plus un référent précis et renvoie à un sens générique (comme on verra plus loin, il perd en même temps son autonomie syntaxique), alors que sa présence à l'intérieur du verbe fait que le sens du verbe au contraire se rétrécit et il prend une signification plus précise. Nous pouvons voir cette différence dans les phrases suivantes tirées du nahuatl classique :

(1-15) Qui-chihua in mexicatl in cac-tli
(IO-fabriquer / ART / mexicain / ART / chaussure-SUF nominal)
Le mexicain fabrique les chaussures.
(1-16) Cac-chihua in mexicatl
(chaussure-fabriquer / ART / mexicain)
Le mexicain fabrique des chaussures.
(Launey 1979).

Comme on peut remarquer, dans la phrase (1-15), où le substantif est autonome, il dénote une entité précise, à savoir les chaussures , et le verbe, au contraire, a un sens très vaste: en effet, on peut fabriquer beaucoup de choses. Dans la phrase suivante, là où le substantif a été incorporé (tout en perdant son suffixe nominal), il s'est transformé, sémantiquement, en un élément qui ne renvoie plus à un référent précis, qui peut dénoter n'importe quelle chaussure, donc il a un sens générique. Le verbe a pris un sens beaucoup plus précis : il ne s'agit plus de n'importe quelle fabrication, mais de la fabrication des chaussures. Donc on peut voir que les deux éléments qui entrent dans le processus de l'incorporation changent de propriétés sémantiques. D'ailleurs Launey remarque qu'il y a, en nahuatl classique, deux conditions qui sous-tendent l'incorporation: premièrement l'objet incorporé renvoie à une classe de choses, et non une chose particulière; et deuxièmement, s'il s'agit d'un objet particulier, le verbe représente un type défini d'activité caractéristique d'une classe de personne à laquelle appartient le sujet. Par exemple, on dit tlaca-chihua, (mot-à-mot: "homme-faire"; mettre au monde) (op. cit., p. 166). Autrement dit, même si le substantif a un référent particulier dans la réalité (ici, l'enfant qui vient de naître), cette particularité du référent n'est pas reflété au niveau du verbe, on ne peut pas dire que le mot "homme" réfère à l'enfant qui vient de naître.

Mithun distingue quatre types d'incorporation, qui sont, selon elle, en même temps les quatre étapes de l'évolution de l'incorporation nominale. Elle considère qu'il existe un premier type d'incorporation nominale, à laquelle elle donne le nom de "composition lexicale". Il s'agit du cas de deux unités, un constituant du verbe et le verbe lui-même, qui se juxtaposent, avec un lien plus ou moins étroit, pour former une nouvelle unité lexicale. En ce qui concerne la raison de cette forme d'incorporation, elle explique ainsi:

‘"Some entity, quality, or activity is recognized sufficiently often to be considered name-worthy in its own right; thus Eng. bus money or lunch money are more likely nominal compounds than sock money or screwdriver money. [...] The same is true of verbal compounds, which are coined as names of recognizable activities." (op. cit., p. 848). ’

donc le lien entre l'objet et le verbe devient si fort que cet ensemble finit par se fixer dans le lexique. Elle cite Harrison à propos du résultat de l'incorporation: "The addition of the noun refines the meaning of the verb in question, limiting its application to the set of objects named by the noun." (Ibid.); l'exemple vient du mokil (langue micronésienne) :

(1-17) Ngoah kohkoa oaring-kai
(moi / moudre / noix de coco-ces)
Je mouds ces noix de coco.
(1-18) Ngoah ko oaring
(moi / moudre / noix de coco)
Je mouds de la noix de coco..

Comme on peut l'observer, si l'objet en (1-17) réfère à une certaine noix, en (1-18) le substantif incorporé ne réfère à rien de précis, il ne sert que réduire le champ sémantique du verbe. Il faut dire qu'il nous semble que Mithun donne une définition très large de l'incorporation dans son premier type: généralement quand il n'y a pas de fusion morphologique entre le substantif et le verbe on ne parle pas d'incorporation, mais son point de vue a le mérite de souligner la parenté syntaxique et sémantique entre le substantif incorporé et l'objet générique indéfini (nous y reviendrons plus tard).

Le deuxième type d'incorporation, ou la "manipulation du cas", ressemble au premier type sauf sur un point: le premier diminue la valence du verbe, c'est-à-dire que la place laissée vacante par l'argument incorporé est éliminée (un verbe transitif devient de cette façon intransitif), mais le deuxième type d'incorporation laisse cette place libre pour un autre argument de la phrase. Ainsi, un locatif ou un instrumental, ou même un argument référant au possesseur d'un objet ou d'une partie du corps peut occuper cette valence vide. On peut observer ce type d'incorporation en tupinamba (langue tupi-guarani):

(1-19) s-oá a-yos-éy
(sien-visage / je-le-laver)
J'ai lavé son visage.
(1-20) a-s-oá-éy
(je-lui-visage-laver)
Je l'ai "visage-lavé".
(Mithun op. cit., p. 857)

En (1-19), l'objet de la phrase est oá, représenté dans le verbe par le pronom -yos-. Le verbe de (1-20) est toujours transitif, mais cette fois l'objet de la phrase est le possesseur du visage, représenté dans la morphologie verbale par le pronom -s-. En d'autres termes, l'incorporation a permis au possesseur en fonction de déterminant d'objet d'accéder au rang d'objet direct de la phrase.

Le troisième type d'incorporation c'est celui qui manipule la structure discursive. Cette incorporation sert à mettre en arrière-plan l'information connue ou d'importance secondaire dans certaines parties du discours. Pour l'auteur

‘"IN's [incorporated nouns] are not salient constituents in themselves, whose presence might obstruct the flow of information. They simply ride along with their host V's." (op. cit., p. 859). ’

Une des langues qui montre ce type d'incorporation est le huahtla nahuatl. Lorsque, dans un énoncé, on introduit un constituant nominal pour la première fois, il est autonome; mais s'il n'a pas d'importance informative particulière pour le reste du récit, en d'autres termes s'il n'est pas saillant, il sera incorporé. Ce type d'incorporation est celle que Merlan appelle justement l'incorporation contextuelle ou "discourse-determined" (Merlan 1976:184). Prenons ces deux phrases extraites d'une conversation:

(1-21) A kanke eltok kocillo
(où / est / couteau)
Où est le couteau?
(1-22) B na' aš ni-kocillo-mokwitlawiya
(moi / NEG / IS-couteau-garder)
Je ne garde pas les couteaux (je ne "couteau-garde" pas).
(Ibid.)

Le quatrième type d'incorporation nominale de Mithun c'est celui qu'elle appelle "Classificatory Noun Incorporation". Ce cas concerne les phrases qui comportent d'une part un substantif de sens générique incorporé, d'autre part un constituant nominal autonome de même sens que le précédent mais avec une plus grande précision sémantique. De cette façon, lorsque le sens précis du substantif incorporé a été exprimé par le constituant autonome, pour le reste du discours le seul substantif incorporé suffira. Par ailleurs le substantif incorporé ne peut pas établir une référence discursive, c'est pourquoi l'énonciateur a besoin d'un constituant autonome. Le gunwinggu (langue australienne) est parmi des langues qui montre ce type d'incorporation:

(1-23) bene-dulg-nan mangaralaljmayn
(eux deux-arbre-ont vu / noix de cajou)
Ils ont vu un anacardier.
(op. cit., p. 867)

L'étude du travail de Mithun nous montre que quel que soit le type d'incorporation en question, il y a une caractéristique commune à tous, et c'est la fonction sémantique du substantif incorporé. Il spécialise toujours le sens du verbe. Bien entendu cette fonction est plus évidente dans le premier type de l'incorporation nominale, là où elle est la seule et l'unique fonction de l'incorporation, mais on peut observer que les autres types d'incorporation montrent, eux aussi, cette particularité. En d'autres termes, dans tous les cas le substantif incorporé limite le champ d'application du procès aux entités qu'il désigne.

Nedjalkov et Polinskaja (1987) attirent l'attention sur une caractéristique importante du substantif incorporé: il est toujours (ou presque) de sens générique. Ils expliquent que chaque constituant nominal a, hors contexte, une "extension", c'est-à-dire un ensemble d'entités désignées par le constituant, et une "intension", c'est-à-dire la propriété exprimée par le constituant 1 . L'extension étant non différenciée hors contexte, pour en extraire un membre il faut une assertion spéciale, ce qui fait que sur le plan sémantique il y a une opposition individué/non individué 2 dont le premier membre est marqué; lorsqu'un substantif est incorporé, il devient non marqué pour l'individuation, autrement dit il n'est fait aucune assertion spéciale pour permettre de distinguer son référent de l'ensemble des référents concernés (op. cit., p. 252). Donc le substantif incorporé est générique, il ne renvoie pas à un membre particulier de l'ensemble.

C'est aussi la constatation de Sasse, qui étudie le dullay, une langue couchitique, présentant l'incorporation nominale de l'objet dans le but de délimiter le domaine sémantique du verbe; il finit par conclure: "It seems that incorporated objects are mostly, if not always, indefinite or generic." (1984:248):

(1-24) An-woso-tayad'a.
(FOC.1sg-champ-gardien.IMP.1sg)
Je suis un gardien de champs, j'effectue l'activité de garder des champs.
(1-25) Wosoan-tayad'a.
(champ / FOC.1sg-gardien.IMP.1sg)
Je suis le gardien d'un champ (bien particulier).

Dès que l'objet désigne un référent particulier, le composé cesse d'exister et les deux éléments se séparent, ce qui peut être comparé à certains composés allemands comme "Zeitunglesen" ou "Pfeiferauchen" (Ibid.).

H. Woodbury, étudiant l'incorporation en onondaga (langue iroquoise), s'intéresse au changement du sens du substantif incorporé dans cette langue. Pour ce faire, elle réfère à une distinction faite par Scheffler et Lounsbury entre les deux modalités du référence: la relation entre un signe et un objet comme une chose, et la relation entre un signe et un objet comme un exemplaire d'une sorte de chose ou comme un membre d'une classe de choses. Elle appelle la première la dénotation et la deuxième la désignation (Woodbury 1975:12) 3 . Suivant son raisonnement, on en déduit que quand un constituant nominal est incorporé, il ne réfère pas à un objet particulier, car il n'est pas spécifique, donc ce constituant désigne son référent, et ne le dénote pas. Pour dénoter, il faut que le référent soit unique et précis, autrement dit il faut qu'il soit spécifique (ou encore il faut que le référent soit individué).

Notes
1.

Les auteurs précisent que ces deux termes ont été pris dans le sens que leur donne Carnap.

2.

Nous avons déjà parlé du sens que G. Lazard donne au terme "individuation". Nous pensons que ce terme, employé par Nedjalkov et Polinskaja, a essentiellement le même sens que lorsqu'il est employé par Lazard; néanmoins il existe, à notre avis, une différence du point de vue: Lazard se base sur les manifestations sémantico-syntaxiques de l'individuation, alors que les deux autres linguistes s'intéressent au référent du substantif.

3.

On peut rapprocher les concepts de dénotation et désignation du concept d'individuation tel qu'il a été exprimé par Polinskaja et Nedjalkov: une entité dénotée est individuée, une entité désignée ne l'est pas.