1.4.2.2. Le composé

On vient de voir les changements sémantiques qui se produisent pour les deux éléments impliqués dans l'incorporation, à savoir le verbe et l'élément substantival. Mais qu'en est-il du composé lui-même? Est-ce que le sens de l'unité formée après l'incorporation est la somme de sens des deux éléments composants? Nous ne pouvons pas répondre à ces questions d'une manière simple, parce qu'en fait cela dépend de la langue, aussi bien que du composé étudié. En premier lieu, dans la plupart des langues le sens de la composition est effectivement la combinaison de sens entre les deux unités, sauf que comme on l'a expliqué plus haut, grâce à la présence du substantif, la signification du verbe prend plus de précision. Mais il se peut que le composé ait un sens différent des éléments du départ, auquel cas le composé n'est pas employé dans le même contexte que la phrase avec l'objet autonome. Un exemple nous est donné par Mithun, concernant le ponape, langue micronésienne (op. cit., p. 850) :

(1-26) I kanga-la wini-o.
(moi / manger-SUF complétif / médicament-celui-là)
Je prends tout ce médicament-là.
(1-27) I keng-winih-la.
(moi / manger-médicament-SUF complétif)
J'ai pris mon médicament; j'ai complété ma prise de médicament.

Comme on peut le voir, les sens des deux phrases sont assez différents: alors qu'en (1-26) il s'agit d'indiquer que tout le médicament a été pris, en (1-27) ce n'est pas le cas, l'incorporation indique la fin du procès. Dans ce cas précis il ne faut pas perdre de vue le fait que ce changement sémantique est lié à la place du suffixe complétif, mais il n'en demeure pas moins que la seule différence entre les deux phrases c'est l'incorporation de l'objet qui a abouti à un changement de sens de la phrase, ce qui fait que le contexte de l'emploi des deux phrases est nettement différent.

En deuxième lieu, même dans les langues où le sens du composé est équivalent à ceux des deux éléments, l'incorporation sert à introduire une nuance sémantique qui ne peut pas être rendue par le substantif non incorporé. Pour mieux voir cela, regardons les phrases suivantes du nahuatl classique :

(1-28) Yalhua o-ti-c-cuaquê in naca-tl.
(hier / PAR-nous-le-manger.pl / ART / viande-SUF nominale)
Hier nous avons mangé la viande.
(1-29) Yalhua o-ti-naca-cuaquê.
(hier / PAR-nous-viande-manger.pl)
Hier nous avons mangé de la viande (ou plutôt: nous avons "viande-mangé").
(Launey 1979)

La (1-28) est la phrase qui comporte l'objet autonome et on voit que celui-ci est précédé de in, l'équivalent de l'article défini du français; la phrase suivante possède un objet incorporé. La question est de savoir quelle est la nuance sémantique apportée par l'objet incorporé de la phrase (1-29)? En fait, d'après Launey, lorsqu'on procède à l'incorporation, on exprime un procès assez inhabituel, assez rare, c'est par exemple dans le cas où manger de la viande sort d'une certaine façon d'ordinaire, alors qu'un objet indéfini autonome, et encore moins un substantif en position d'objet n'exprime pas cette nuance (op. cit., p. 166) 4 .

F. Merlan parle elle aussi de cette distinction à propos du huahtla nahuatl. Elle opère une distinction entre l'incorporation lexicale et l'incorporation contextuelle. Le premier type d'incorporation est défini ainsi: "By lexical incorporation I mean the following: in many instances, compounds of noun stem and verb stem express lexical meanings which cannot be rendered otherwise.". La définition qu'elle donne de l'incorporation contextuelle est la suivante:

‘"By this is meant that there are many sentences in which incorporation does not alter the lexical meaning of the verb; instead, incorporation serves to maintain definiteness of the discourse referent by signaling coreferentiality with a previously-occurring NP adjunct." 5 (1976:183-4). ’

Comme preuve de l'incorporation lexicale, là où le sens du composé comporte une nuance absente de la phrase sans incorporation, elle donne les exemples suivants:

(1-30) ) tesiwi-weci-ø-ø
(grêle-tomber-PRES-sg)
(1-31) tesiwi-tl weci
(grêle-SUF / tomber)

La traduction de la (1-30) est "It is hailing", alors que la (1-31) est traduite par "Hail is falling". Elle en déduit que la deuxième phrase peut être la réponse à "What is falling?", alors que la première est la réponse à "What is the weather like?" (Ibid.).

En étudiant la fonction sémantique de l'incorporation, nous constatons qu'elle est riche et importante. En effet, l'incorporation permet d'une part le réemploi d'un verbe déjà existant pour apporter une nuance à la signification d'une phrase, ou encore pour apporter un changement de sens, et d'autre part le rétrécissement du sens trop général d'un verbe.

Notes
4.

A première vue cette affirmation de Launey peut paraître en contradiction avec l'hypothèse de Mithun qui pense que l'incorporation de l'objet se fait lorsque le procès ainsi exprimé est "name-worthy". Mais Launey entend, par "procès inhabituel", un fait qui sort de l'ordinaire du point de vue social ou culturel. Nous le citons à propos de l'incorporation dans ni-mich-cua (je "poisson-mange"):

"([...] en transposant dans la religion catholique, on traduirait "je mange du poisson" habituellement par niccua michin, mais s'il s'agit de "faire maigre" le vendredi en mangeant du poisson au lieu de viande, on dirait nimichcua)".

(Ibid.)

Nous constatons que le fait de manger du poisson le vendredi peut être considéré comme suffisamment institutionnalisé pour permettre l'incorporation de l'objet, mais en même temps, d'un point de vue religieux, il peut sortir de l'ordinaire, être inhabituel.

5.

En effet ce deuxième type d'incorporation concerne le fait que dans une conversation, un nom peut apparaître, pour la première fois, sous forme autonome; ce même nom peut être repris, dans le reste du discours, par une forme incorporée au verbe. C'est ce que Merlan appelle l'incorporation contextuelle (aussi phrases (21) et (22)).