1.5.2. Le verbe

Le verbe de la phrase peut, après l'incorporation, perdre ou non une de ses valences. Dans certains cas, surtout lorsque c'est l'objet qui s'incorpore, la position laissée vide par cet argument est éliminée, ce qui veut dire que le verbe perd un de ses valences lors de l'incorporation. Dans ce cas si le verbe était transitif, il devient intransitif. Dans d'autres cas, la valence laissée libre par l'argument incorporé est occupée par un autre argument, souvent un oblique. Le tchouktche, langue ergative, présente les deux cas de figure:

(1-37) etleg-e metqemetkawkaw-ek kili-nin
(père-ERG / beurre (ABS) / pain-LOC / étaler-3sg:3sg (AOR))
Le père a étalé le beurre sur le pain.
(1-38) etleg-en kawkaw-ek metqe-rkele-g'e
(père-ABS / pain-LOC / beurre-étaler-3sg (AOR))
Le père a étalé du beurre sur le pain.
(1-39) etleg-e kawkaw metqe-rkele-nen
(père-ERG / pain (ABS) / beurre-étaler-3sg:3sg (AOR))
Le père a étalé du beurre sur le pain (ou plus exactement: il a "beurre-étalé" le pain.).
(Polinskaja et Nedjalkov, op. cit., p. 240)

Ces phrases montrent les deux façons possible de traiter la valence laissée vide par l'objet incorporé. La phrase de départ, (1-37), comporte un objet en absolutif et un locatif. En (1-38), la phrase est intransitive: l'objet est incorporé, la valence qu'il laisse est éliminée. En (1-39), l'objet est incorporé, mais c'est l'ancien locatif qui se met à l'absolutif et prend la place de l'objet, la phrase reste transitive.

On voit donc que l'incorporation peut effectuer des changements syntaxiques assez importants dans la phrase. Une langue peut avoir recours à elle pour convertir un argument en objet direct, ou au contraire éliminer la position de l'objet. Comme Sasse le signale, l'incorporation fonctionne comme un mécanisme de changement de diathèse dans les langues qui s'en servent. Nous pouvons ajouter que si c'est bien le cas, au niveau syntaxique l'incorporation doit avoir la même importance que le passif des langues accusatives et l'antipassif des langues ergatives.