1.5.3. Les changements syntaxiques: les causes ou les conséquences de l'incorporation?

Les changement syntaxiques peuvent causer des changements sémantiques aussi. Nous avons vu qu'il y a beaucoup de langues qui incorporent des constituants référant aux parties du corps humain. Lorsque ces termes ne sont pas incorporés ils occupent une position syntaxique à part entière, le possesseur apparaît souvent comme le déterminant d'un syntagme génitival dont le nom de la partie du corps est le déterminé. Après l'incorporation, c'est généralement le possesseur qui remplace la partie du corps dans sa fonction. Sur le plan sémantique, nous pensons que ce changement de statut entraîne une autre lecture de la phrase: un argument autonome a plus de poids sémantique que celui qui est incorporé, et dans ce cas bien précis, c'est effectivement la personne possédant la partie du corps qui est plus important sémantiquement que la partie elle-même. Le blackfoot présente un autre type de traitement du possesseur de la partie du corps:

(1-40) n-o'kakini a-isttsi-wa
(mon-dos / DUR-douleur-IS)
Mon dos (me) fait mal.
(1-41) nit-a-istts-o'kakini
(moi-DUR-mal-dos)
J'ai mal au dos.
(Mithun, op. cit., p. 858)

Il nous semble que la phrase "mon dos me fait mal" exprime une absence du possesseur, comme s'il continuait par "... et je n'y peux rien."; mais la phrase "j'ai mal au dos" concerne directement la personne, c'est elle qui souffre du mal de dos. A ce propos, Merlan signale que les parties du corps constituent la classe sémantique la plus incorporée dans les langues, et elle l'explique ainsi:

‘"[...] first, body-part nouns are nonagents, that is, they do not ordinarily constitute acceptable transitive subjects. [...] Second, body parts constitute a fairly small, closed, and well-defined class in terms of ssprimary reference. Body-part nouns and some verbs regularly associated with them are probably mutually determining in ways that other noun and verb classes are not." (Merlan, op. cit., p. 189).’

L'importance de la fonction syntaxique de l'incorporation dépend essentiellement de la langue étudiée. Dans bien des langues, elle constitue la fonction première, les changements sémantico-pragmatiques ne seront que les effets secondaires de l'incorporation. A titre d'exemple nous pouvons comparer l'onondaga et le boni. Woodbury pense qu'en onondaga l'incorporation est un phénomène syntaxique qui génère des nouvelles catégories sémantiques (op. cit., p. 12, note). Sasse pense qu'en boni l'incorporation des constituants nominaux est un phénomène pragmatique:

‘"In boni, finally, pragmatization of NI [Noun Incorporation] has been carried through rather completely. Pragmatic prominence is not associated in any way with the relational status of a noun. [...] Incorporation is largely a pragmatic mechanism indicating a predicate phrase composed of elements with equally high information value." (Sasse, op. cit., p. 256).’

Ainsi, nous pouvons voir que selon la langue en question, les changements syntaxiques peuvent être soit la cause soit l'effet de l'incorporation. Quoi qu'il en soit, il est indéniable qu'ils jouent un rôle non négligeable dans chacune des langues incorporantes.