1.6.1.1. La saillance

En fait chez Langacker (1987) la notion de saillance n'a pas été traitée en tant que telle, mais d'après les emplois qu'il en fait il est possible d'avoir une définition. Pour ce faire, avant de nous intéresser à la saillance, il faut éclaircir quelques autres notions de la grammaire cognitive. Tout d'abord, nous pouvons dire que la grammaire cognitive voit un lien étroit entre le processus mental de conceptualisation et la structure syntaxique et sémantique de l'énoncé décrivant une scène. Par ailleurs, selon cette grammaire, la syntaxe et la sémantique ne sont pas des aspects différents du langage; la syntaxe est la symbolisation conventionnelle de la structure sémantique (op. cit.; p.2). Ainsi, une conceptualisation est codée par la syntaxe sous forme des structures grammaticales propres à chaque langue. Ce codage se fait essentiellement à partir de ce qu'il appelle "l'imagerie" (Imagery), qui consiste en l'aptitude à construire une situation perçue de manières différentes, avec des images différentes, selon les besoins liés à la pensée ou à l'expression (op. cit.; pp.110-1). Les exemples qu'il donne sont les suivants:

(1-42) a. The clock is on the table.
b. The clock is lying on the table.
c. The clock is resting on the table.
d. The table is supporting the clock.

La première phrase, la plus neutre, décrit une situation. En b, le verbe lie attire l'attention sur le fait que l'horloge est aligné avec l'axe horizontal de la table. Le verbe rest, lui, souligne le caractère statique de la relation locative. Finalement, la dernière phrase met l'accent sur la résistance de la table à l'horloge. Ainsi, nous avons quatre différentes images d'une même situation objective, des phrases qui expriment le même contenu conceptuel. Il faut noter que pour des phrases comme celles que nous venons de voir, représenter la même situation ne veut pas dire avoir le même sens; en fait lorsque les images données par la même situation diffèrent, le sens n'est pas le même d'une phrase à l'autre. En d'autres termes, les différences syntaxiques des phrases ci-dessus résultent des différences sémantiques entre les phrases (Ibid.).

Les images peuvent différer selon quelques paramètres qui sont la sélection (qui détermine quelles sont les facettes de la scène traitées), la perspective (la position à partir de laquelle le scène est vue) et l'abstraction (le niveau de spécificité attribuée à une situation) 7 . La sélection a un domaine, une échelle et une portée. Le domaine de la sélection détermine quels sont les traits qui caractérisent une entité, par exemple dans la proposition "the big blue plastic cup" les domaines sélectionnés sont la définitude, la taille, la matière et la couleur. De plus, l'échelle des valeurs d'un domaine peut varier de phrase en phrase. Par exemple le terme "close" est la valeur d'un domaine bien précis, mais il est employé à des échelles différentes dans les deux phrases suivantes:

(1-43) a. The two galaxies are very close to one another.
b. The sulfur and oxygen atoms are quite close to one another in this type of molecule.

Par ailleurs, il y a aussi la portée d'une sélection; il s'agit du contexte nécessaire pour la caractérisation de "profile" (l'entité désignée par la prédication). De ce fait, si l'entité à caractériser est par exemple "le bras", la portée immédiate, ou encore le contexte nécessaire pour la caractériser, est "le corps"; de même, "la main" a, comme portée immédiate, "le bras" (op. cit.; pp. 117-9).

Le deuxième paramètre qui intervient dans le changement d'une image est l'abstraction. Cette notion fait référence aux détails qu'une expression donne: plus elle en donne, moins elle est abstraite. Par exemple si on dit de quelqu'un qu'il est "grand", cette caractérisation est "abstraite" par rapport à une spécification plus précise comme "il mesure presque deux mètres" (p. 132).

Le troisième paramètre c'est la perspective. Elle se subdivise en plusieurs branches, nous allons en traiter deux qui nous concernent directement. Ces deux aspects de la perspective sont d'une part la distinction "figure/ground" et d'autre part "Viewpoint". Ces notions ont été définies par Langacker de manière suivante respectivement:

‘"... the figure within a scene is a substructure perceived as "standing out" from the remainder (the ground) and accorded special prominence as the pivotal entity around which the scene is organized and for which it provides a setting." (op. cit.; p. 120) 8 .
"In observing a complex scene with multiple participants, we can assume different positions in relation to them, with direct consequences for their perceived proximity and salience." (op. cit.; p. 122).’

Par ailleurs, le point à partir duquel on observe une scène ("vantage point") permet de distinguer deux zones principales: le "foreground", qui est l'aire d'une taille indéterminée qui comprend la partie de la scène la plus proche du point d'observation, et le "background" qui est le reste de la scène. Un participant situé dans le "foreground" est typiquement plus proéminent, il a donc plus de chances d'être perçu comme le "figure" de la scène. Ainsi, il ne faut pas confondre le "foreground" et le "figure", le premier concerne les éléments de la scène qui sont les plus proches du point à partir duquel on voit la scène, alors que le deuxième concerne l'élément qui ressort du reste de la scène. On peut avoir un "figure" situé en "background" (op. cit.; pp. 124-5).

Nous remarquons que la notion de "plan" est en relation étroite avec la saillance relative des constituants d'une phrase (ou d'un énoncé): il s'agit d'imaginer une scène découpée en deux plans: l'arrière plan ("background") et le premier plan ("foreground"). En effet plus la saillance d'un élément de la phrase est élevée, plus il a des chances de se retrouver dans le premier plan de la scène, et vice versa. Lorsqu'on parle de la mise en arrière plan d'un élément, il faut en conclure que cet élément perd une partie de sa saillance pragmatique en se mettant en arrière plan. Cette notion est importante parce que c'est ce qui se passe avec l'objet incorporé: il est plus saillant lorsqu'il est un constituant autonome. Dès qu'il est incorporé, non seulement sa saillance pragmatique diminue, mais aussi il est mis en arrière plan de la scène.

Après avoir expliqué ces quelques notions de la grammaire cognitive, nous pouvons essayer de définir la notion de "saillance". Dans un premier temps, nous nous rendons compte que la saillance et la proéminence sont employés par Langacker comme des synonymes: lorsqu'il parle de la proéminence de "figure", on peut tout aussi bien dire que "figure" est l'élément le plus saillant du scène. Ensuite, il ne faut pas perdre de vue que la saillance a toujours une valeur relative, c'est-à-dire qu'une unité de la prédication peut être plus ou moins saillante que les autres. Langacker lui-même en parle lorsqu'il explique la perspective, il dit qu'il y a des éléments de la scène qui sont plus saillants que des autres: les participants en "foreground" ainsi que le "figure" sont souvent plus saillants que les autres. Selon les définitions de ces termes, nous pensons pouvoir dire qu'un élément situé en "background", s'il n'est pas "figure", est moins saillant que les autres éléments de la scène.

Notes
7.

L'importance de ces notions réside dans le fait qu'elles interviennent au niveau du changement d'image, et nous venons de voir que le sens de la phrase -lui-même lié étroitement à la structure syntaxique- dépend de l'image.

8.

Les mots en caractères gras le sont dans le texte original.