1.6.1.2. La pertinence

La notion de pertinence s'applique à un autre facteur du processus mental intervenant dans le langage. Pour définir cette notion et éclaircir sa différence avec la saillance, nous prenons en compte la définition donnée par Sperber et Wilson (1992). Le point de départ de leur théorie c'est le fait que la signification linguistique (l'ensemble des sens de chacun des composants de l'énoncé) n'est pas suffisante pour l'interprétation complète de l'énoncé, il lui faut aussi un contexte; celui-ci nous aide à combler les sous déterminations de l'interprétation de l'énoncé. Pour ce faire, les théories pragmatiques donnent des ensembles de règles et des maximes, mais les auteurs pensent qu'avec la seule théorie de la pertinence, on peut résoudre la sous détermination. La théorie de la pertinence est basée sur deux aspects du traitement de l'information par les humains: l'effort mental pour traiter l'information, et l'effet cognitif que ce traitement produit, cet effet peut influencer les croyances de l'individu 9 . Lors du traitement de l'information, plus l'effet cognitif produit par ce traitement est grand, et/ou plus l'effort requis par ce traitement est faible, plus cette information est pertinente pour l'individu qui l'a traitée.

Autrement dit, lorsque deux personnes communiquent, le locuteur doit s'assurer que l'énoncé qu'il produit est pertinent, et l'auditeur doit faire un effort pour traiter les informations données par cet énoncé; lorsque ces informations produisent un effet chez l'auditeur, elles sont pertinentes. Plus l'effet produit est grand, plus elles sont pertinentes.

Les auteurs établissent ensuite le principe de pertinence: "Tout énoncé communique au destinataire la présomption de sa pertinence optimale.". Pour mieux comprendre ce principe, ils donnent l'exemple suivant: lorsque Marie dit à Pierre "la soupe manque de sel", dans un premier temps Pierre suppose que Marie exprime sa propre pensée 10 . Ensuite, Pierre construit des interprétations de cet énoncé, selon le contexte (au sens large, comme il a été décrit en note de bas de page n° 9). Sperber et Wilson pensent que la première interprétation est la seule cohérente avec le principe de pertinence, parce que si Marie avait voulu que Pierre comprenne autre chose, elle aurait donné des informations suffisantes pour que Pierre ne soit pas obligé d'imaginer, d'examiner et de rejeter cette première interprétation qui lui vient à l'esprit (elle aurait voulu que ses informations produisent le moindre effort possible). Dans le cas contraire, c'est-à-dire si Marie oblige Pierre à faire l'effort supplémentaire pour rejeter une première hypothèse, il n'y a pas de cohérence avec le principe de pertinence. Dans une situation ordinaire, la première interprétation de Pierre peut être la suivante par exemple: il faut passer le sel à Marie (op. cit.; pp. 228-32).

Comme on peut le constater, la pertinence concerne l'interprétation d'un énoncé; selon la description donnée par les auteurs, il s'agit d'une notion englobant toutes les maximes, les conventions et les règles d'autres théories pragmatiques permettant à l'auditeur d'aller au-delà de la signification linguistique pour saisir le sens exact de l'énoncé dans un contexte donné. A partir de là, nous pouvons voir la différence entre la saillance et la pertinence: il s'agit de deux notions qui renvoient à des processus mentaux bien différents. Si nous reprenons l'image donnée par Langacker, à savoir la conceptualisation d'une scène, nous pouvons dire, en simplifiant, que la pertinence concerne la valeur informative de la scène dans le contexte (au sens large) alors que la saillance est en rapport avec la valeur informative de chacun des éléments constitutifs de la scène elle-même. Cette différence est aussi valable pour les études qui ont recours à ces notions: la pertinence a son importance dans des études portant sur des textes, alors que l'étude de la relation objet-verbe, qui est la nôtre, a besoin de mesurer la saillance relative des constituants de la phrase les uns par rapport des autres et d'étudier ses variations lors des changements de statut syntaxique des constituants. Les deux relations objet-verbe étudiées dans ce travail, à savoir l'incorporation et la composition, sont en rapport avec la saillance relative de l'objet.

Notes
9.

Sperber et Wilson (1989) donnent une explication plus détaillée de l'interaction entre le contexte et la pertinence d'une information. Nous en donnons un résumé ici: l'ensemble des prémisses utilisées pour l'interprétation d'un énoncé constitue le contexte, c'est-à-dire un sous-ensemble des hypothèses de l'auditeur sur le monde. Le contexte comprend donc non seulement l'environnement physique et l'énoncé précédent, mais aussi des prévisions, des hypothèses scientifiques, des croyances religieuses, etc. (p.31). Modifier ou améliorer un contexte c'est produire un certain effet sur ce contexte, mais pas n'importe quel effet: les nouvelles informations doivent interagir avec les anciennes pour donner ce que l'on appelle un effet contextuel (p.168). Pour qu'une information soit pertinente, il faut qu'elle ait des effets contextuels. Toutes choses étant égales par ailleurs, plus les effets contextuels sont grands, plus grande est la pertinence de l'information qui les produit (p.182).

10.

Elle peut en effet exprimer ce qu'elle suppose être la pensée de quelqu'un d'autre (p. 224).