1.6.2. L'incorporation et la pragmatique

Lorsqu'on étudie les langues incorporantes, on observe souvent un phénomène intéressant qui est le suivant: dans certains cas, bien que la langue possède un moyen autre que l'incorporation pour exprimer la généricité d'un substantif, elle a quand même une structure incorporante. L'exemple peut venir du nahuatl classique :

(1-44) Qui-cua in cihuatl in naca-tl.
(IO-manger / ART / femme / ART / viande-SUF nominal)
La femme mange la viande.
(1-45) Qui-cua naca-tl in cihuatl.
(IO-manger / viande-SUF nominal / ART / femme)
La femme mange de la viande.
(1-46) Naca-cua in cihuatl.
(viande-manger / ART / femme)
La femme mange de la viande (mot à mot: la femme "viande-mange").

Comme on peut constater, la première phrase comporte un objet défini, et donc autonome, qui dans une phrase sans thématisation suit le sujet de la phrase; la deuxième phrase a un objet indéfini, qui n'est pas précédé de l'article in, et suit immédiatement le verbe. La troisième phrase a un objet incorporé, et comme on a vu, il est indéfini, ce qui fait qu'il est incorporé. La question qui se pose est de savoir pourquoi le nahuatl possède une structure incorporante alors qu'un objet indéfini peut être exprimé par une phrase comme la (1-45)? La différence se situe au niveau sémantique, bien sûr, car un objet indéfini n'est pas forcément générique, alors qu'un objet incorporé l'est. Mais il y a encore une autre raison qui ne peut être appréhendée que si on quitte la phrase pour s'intéresser à un niveau plus élevé, le discours. Chaque élément de la phrase a un rôle informatif dans le discours, et c'est ce rôle qui lui donne une valeur informative. Selon l'importance de cette information apportée par l'élément, celui-ci est traité différemment; comme il a été dit plus haut, l'énonciateur dispose des moyens morpho-syntaxiques pour attribuer une valeur informative plus ou moins élevée à cet élément. Pour ce faire, il faut tenir compte de la saillance. Ainsi, on parle de la saillance chez Polinskaja et Nedjalkov à propos du tchouktche pour expliquer la différence entre l'objet autonome (avec une distinction entre l'objet à l'absolutif et l'objet oblique) d'un côté, et l'objet incorporé de l'autre. D'après eux, le facteur pragmatique intervient en ce sens que quand l'objet est à l'absolutif, il exprime une signification supplémentaire par rapport à son sens lexical, et c'est le fait que le changement du référent de l'objet est en quelque sorte saillant pour être pris en compte, alors que l'objet oblique et encore plus l'objet incorporé expriment le fait que le changement survenu au niveau du référent n'est pas significatif donc n'est pas saillant. Ceci permet la mise en arrière-plan (backgrounding) de l'information apportée par l'objet. Donc en tchouktche, la distribution de l'objet incorporé ou oblique dépend du fait que l'information exprimée par le substantif est plus ou moins saillante, c'est-à-dire qu'un objet à l'absolutif code une information qui paraît être saillante pour le reste du récit, alors qu'un objet incorporé exprime le fait que l'information codée n'est que de caractère épisodique ou de court terme. (op. cit., pp. 251-7).

En ce qui concerne Mithun, elle pense que le choix entre l'objet incorporé et l'objet oblique, dans les langues qui possèdent les deux structures, dépend de la valeur informative du référent du substantif. A propos du troisième type de l'incorporation nominale, elle dit:

‘"NI [Noun Incorporation] is also used to background known or incidental information within portions of discourse. [...] IN's are not salient constituents in themselves, whose presence might obstruct the flow of information. They simply ride along with their host V's." (op. cit., p. 859). ’

C'est pour cette raison que Mithun appelle ce type d'incorporation "la manipulation de la structure discursive". Donc nous voyons qu'au moins dans un des types de l'incorporation nominale de Mithun, qui est en même temps une étape de l'évolution du phénomène d'incorporation, la notion de saillance relative de l'objet incorporé entre en jeu.

A ce sujet, Sasse a sensiblement le même avis. Il pense qu'en général, le processus de l'incorporation nominale sert un but pragmatique, à savoir l'élimination d'un complément qui manque de proéminence 11 en soi. Ce manque le lie automatiquement au verbe, le centre prédicatif de l'énoncé, et le moyen syntaxique le plus efficace d'arriver à ce but est la fusion des deux éléments en un. Dans ses explications, Sasse va plus loin et pense que dans une phrase transitive (qu'il nomme un "jugement catégoriel") il y a non seulement un pic de proéminence pragmatique constitué par le thème de la phrase, mais il existe un deuxième pic, moins élevé, qui est constitué par l'élément qui représente le patient de la phrase. Ce rôle sémantique étant souvent lié à l'objet de la phrase, ce pic est donc l'objet. De ce fait la phrase possède deux types de proéminences pragmatiques: un "point de départ" ("starting-point"), fait par le thème, et un "point d'arrivée" ("end-point"), fait par le pic du rhème. Selon lui, on peut imaginer que "le point de départ" constitue le "background" et le "point d'arrivée" le "foreground". Ce qui lie ces deux points c'est l'autre partie du rhème, le verbe. Le moyen grammatical qui permet cette liaison c'est le marquage: l'individuation et l'agentivité constituent l'élément non marqué et l'individuation et la passivité font la partie marquée de la combinaison 12 . Mais lorsque l'objet combine les traits de non individuation et de passivité, il est non marqué et pragmatiquement non pertinent 13 . C'est ce facteur pragmatique qui favorise son incorporation au verbe. L'analyse de Sasse va dans le sens des autres analyses affirmant le manque de saillance du substantif incorporé (op. cit.; pp. 259-263).

Comme on peut le voir, la fonction pragmatique de l'incorporation est étroitement liée à la notion de saillance d'un substantif. Si on considère de nouveau les phrases de nahuatl, on peut expliquer la différence entre (1-45) et (1-46): dans la première, où il y a un objet indéfini, le substantif est indéfini, ce qui veut dire qu'il est individué, même s'il n'est peut-être pas spécifique. A partir de là, on peut dire que pragmatiquement, il est suffisamment saillant pour rester autonome. Par contre, en (1-46), le substantif incorporé est générique, ce qui veut dire qu'il ne peut en aucun cas être individué, ce qui en fait un substantif très peu saillant. C'est pour cette raison qu'il est incorporé. En d'autres termes, ce substantif est non marqué du point de vue de son extension selon la terminologie de Polinskaja et Nedjalkov; il est aussi non marqué pour Sasse puisqu'il a des traits de non individuation et de passivité. Qui plus est, cet objet ne doit pas être saillant pour le reste du discours, comme il a été dit par Mithun et aussi par Polinskaja et Nedjalkov, ce qui le conduit à l'incorporation.

Ainsi, on peut définir la fonction pragmatique de l'incorporation: l'élimination d'un constituant nominal de la phrase manquant de saillance pragmatique en l'incorporant au lexème verbal.

Notes
11.

Nous avons vu que le terme de proéminence peut être employé comme synonyme de saillance.

12.

Nous avons plusieurs remarques à faire à propos de quelques termes: l'individuation est définie par Sasse comme: "referentiality, definiteness, specificity" (op. cit., p. 259). Par ailleurs, nous avons choisi le terme "passivité" pour la traduction du terme anglais "patiency"; il ne faut pas voir, dans ce terme, une allusion au statut sémantique du référent de l'objet.

13.

Nous avons gardé le terme employé par l'auteur, mais nous pensons que selon les défintions que nous avons données des termes de saillance et de pertinence, le terme "non saillant" serait préférable dans ce contexte.