1.7. L'objet prototypique et l'objet atypique 14

1.7.1. La problématique

Nous avons vu que l'incorporation est un processus qui aboutit à une fusion morphologique d'un constituant avec le verbe de la phrase. La question qui se pose est de savoir quel peut être le statut du substantif incorporé, parce qu'on a vu que ce substantif perd son autonomie syntaxique, alors faut-il parler d'un "mot" incorporé ou d'un morphème? Pour pouvoir répondre à cette question, nous allons étudier l'exemple du tchouktche:

(1-47) etlon lon-kopra-ntewat-a it-g'i, etrec qelunin.
(il.ABS / NEG-filet-mettre-GER / être-3sg.AOR / cependant / panier (à poisson).ABS)
Il a installé un panier à poisson, pas un filet.
(1-48) etlon lon-kopra-ntewat-a, ga-qalon-ntewat-lin.
(il.ABS / NEG-filet-mettre-GER / PAR-panier (à poisson)-mettre-3sg.PAR)
Il a installé un panier à poisson, pas un filet.
(Polinskaja et Nedjalkov, op. cit., p. 267)

Comme les auteurs font remarquer, dans la phrase (1-47) le substantif incorporé a été nié et mis en contraste, et dans la phrase (1-48) les deux membres du couple contrasté sont des substantifs incorporés. Il nous semble que le cas du substantif incorporé en tchouktche présenté ici est un cas assez rare parce que dans les documents que nous avons consultés sur d'autres langues incorporantes nous n'avons pas rencontré ce type de problème, mais il n'en demeure pas moins qu'il peut être considéré comme le cas intermédiaire entre un substantif autonome et le substantif incorporé sans aucune autonomie syntaxique, c'est de ce point de vue que ce cas nous intéresse. Donc le substantif perd d'une part son autonomie syntaxique, et agit comme un morphème lié, et d'autre part il peut subir certains changements propres à des substantifs autonomes. Pour expliquer cela, on peut prendre en compte l'idée des auteurs qui pensent que ce type de mot peut être décrit à partir de la théorie du prototype, c'est-à-dire que le substantif incorporé, du moins en tchouktche, appartient à un continuum qui porte à une de ses extrémités les substantifs, et à l'autre les morphèmes non autonomes. Une manière d'aborder le sujet pour pouvoir expliquer le statut de l'objet incorporé du tchouktche est de le considérer comme une entité linguistique à mi-chemin entre le substantif autonome et le morphème non autonome.

Partant de ce constat , on peut se poser d'une manière plus générale la question de la relation objet-verbe dans le cadre de la théorie du prototype. En d'autres termes, nous pouvons nous demander quels sont les types de relation qu'il peut y avoir entre l'objet et le verbe, et comment on peut expliquer les propriétés particulières de l'objet incorporé.

Notes
14.

Nous avons emprunté ce terme à M. Maillard, dans son cours de licence.