1.7.2. La théorie du prototype

Pour essayer de comprendre le statut syntaxique du substantif incorporé, on peut se référer à la théorie du prototype comme elle a été décrite par Kleiber (1990). Selon cette théorie (version standard), pour la catégorisation des unités lexicales il ne faut pas se contenter de leur donner un sens dans l'absolu; il faut prendre en compte les caractéristiques qui nous permettent de regrouper chaque élément dans une catégorie sémantique. Ces caractéristiques sont mesurées par rapport à un prototype, qui est défini comme étant le meilleur exemplaire ou encore la meilleure instance d'une catégorie. Cette théorie sémantique a des caractéristiques suivantes :

  1. 1. La catégorie a des frontières floues, le passage d'une catégorie à une autre est imprécis, mais chaque catégorie possède une structure interne avec un centre, une partie intermédiaire et une périphérie.
  2. 2. L'appartenance à la catégorie s'effectue sur la base du degré de similarité avec le prototype, plus une unité a des ressemblances avec celui-ci, plus elle est représentative de la catégorie, et donc plus elle se situe près du centre (près du prototype). Par ailleurs, il n'y a pas de propriétés communes à tous les membres de la catégorie, ce qui les regroupe ensemble c'est une ressemblance de famille.
  3. 3. Il existe deux types de dimension qui régissent les catégories: la dimension horizontale qui concerne la catégorie et sa structure interne, la dimension verticale qui concerne l'organisation inter catégorielle. Ceci veut dire que de même que les prototypes doivent avoir le minimum de traits communs avec les membres des catégories contrastives, de même une catégorie doit avoir un minimum de traits communs avec des catégories contrastives tout en ayant un maximum de traits communs pour ses membres (op. cit.; pp. 47 - 51).

Ainsi, pour décrire un élément par la théorie du prototype, il faut d'abord poser un certain nombre de caractéristiques, celles du prototype, et ce n'est qu'après qu'on peut en quelque sorte "mesurer" la distance d'un autre constituant par rapport à celui-là.

Par ailleurs, Hopper et Thompson (1984) se sont intéressé aux noms et aux verbes prototypiques. Selon leur théorie, il existe deux catégories de base, celle de nom et celle de verbe. De plus, ils suggèrent que ces deux catégories doivent être considérées comme ‘"universal lexicalizations of the prototypical discourse functions of 'discourse-manipulable participant' and 'reported event', respectively." ’(op. cit., p. 703). Ici, c'est la catégorie de nom qui nous intéresse. Selon les auteurs, un nom prototypique possède un certain nombre de caractéristiques sémantiques, à savoir qu'il réfère à une entité concrète ayant une existence propre dans le réel, ou à des entités qui ont une "stabilité temporelle" (ils empruntent ce terme à Givón). Ce critère leur semble nécessaire mais pas suffisant pour décrire les noms prototypiques 15 . Le facteur qui leur paraît plus important que le caractère sémantique du nom c'est sa fonction pragmatique, c'est-à-dire qu'un nom prototypique est celui qui sert à introduire un participant dans le discours. De ce fait, un nom ne peut pas être intrinsèquement prototypique ou non prototypique, tout dépend de son rôle dans le discours. Ils donnent les exemples suivants:

(1-49) Foxes are cunning.
(1-50) Early in the chase the hounds started up an old red fox, and we hunted him all morning.

Dans les deux phrases, nous avons le mot fox qui, en dehors du contexte, renvoie à une entité bien concrète avec des caractéristiques bien déterminées. Les deux phrases diffèrent en ce qui concerne la fonction de ce même nom dans le discours: dans la première phrase, foxes est bien le thème de la phrase, ce qui est une fonction typique des noms, mais il ne renvoie pas à une entité concrète et perceptible dans cet emploi, alors que dans la deuxième phrase il s'agit d'un nom (an old red fox) qui joue un certain rôle dans le discours où il figure. Et c'est le facteur qui en fait un nom prototypique (p. 708). Par ailleurs, les auteurs pensent que plus un nom s'approche du prototype (toujours par le rôle qu'il joue dans le discours), plus il est apte à recevoir les outils morpho-syntaxiques propres aux noms de la langue qui les emploie. On peut voir ce phénomène dans les exemples cités plus haut: la première occurrence du mot fox ne peut avoir que le morphème de pluriel, alors que la deuxième occurrence, le nom prototypique, peut avoir plusieurs déterminants, y compris l'article et l'adjectif 16 .

Ce qui est vrai pour les caractéristiques sémantico-pragmatique peut l'être également pour les caractéristiques syntaxiques: selon Lakoff 17 les catégories grammaticales, tout comme les règles de grammaire, sont une affaire de degré; il y a des secteurs d'application favorables, donc des secteurs prototypiques, et d'autres qui le sont moins.

Notes
15.

Cette insuffisance se montre, comme les auteurs l'ont remarqué, dans le cas des couples nom-verbe comme danse/danser: en effet le nom est censé être stable dans le temps, contrairement au verbe. Dans des couples comme celui que nous venons de citer, il n'est pas facile de voir la stabilité du nom "danse" par rapport au verbe "danser". Par ailleurs, ils font remarquer qu'il y a des noms qui renvoient à des situations temporaires comme les mots anglais "fire" et "fist", ou encore d'autres qui peuvent renvoyer à des entités abstraites comme "justice", donc la stabilité temporelle d'un nom ou son existence concrète sont des critères insuffisants.

16.

Les auteurs raisonnent de la même manière pour les verbes: un verbe peut être prototypique de part son rôle discursif, c'est-à-dire lorsqu'il "ASSERT THE OCCURRENCE OF AN EVENT OF THE DISCOURSE" (p. 708, avec les caractères majuscules dans le texte). Dans ce cas, il a à sa disposition toute une palette des morphèmes propres au verbe. De plus, un nom prototypique a un maximum de distinction avec un verbe prototypique, mais plus les deux s'éloignent des prototypes de leurs catégories respectives moins ils se distinguent l'un de l'autre; on peut arriver à une neutralisation grammaticale et sémantique entre les deux (p.709).

17.

Cité par Kleiber, op. cit., p. 103.