1.7.3. Le prototype en syntaxe

A première vue, ces deux applications de la théorie du prototype paraissent appartenir à deux niveaux différents de l'analyse: d'une part il s'agit des caractéristiques prototypiques des membres de la catégorie nominale, et d'autre part il s'agit de dégager les caractéristiques prototypiques d'une fonction syntaxique. Néanmoins il nous semble que nous pouvons regrouper ces deux niveaux et en faire un: plus un nom (ou encore un constituant nominal) est prototypique, plus il a des chances de représenter une fonction syntaxique prototypique. En d'autres termes, un constituant nominal non prototypique a très peu de chances de fonctionner comme un objet prototypique. L'inverse est vrai aussi: un objet non prototypique a beaucoup de chances d'être aussi un constituant nominal non prototypique. A partir de ce constat, nous pouvons expliquer le phénomène d'incorporation nominale, et plus particulièrement l'incorporation de l'objet, comme l'ont fait Hopper et Thompson. Ils pensent que le nom incorporé est non manipulable 18 et très bas en catégorialité, donc non prototypique. C'est justement ce caractère non manipulable du constituant nominal qui le conduit à l'incorporation; s'il est l'objet initial de la phrase nous aurons l'incorporation de l'objet. La langue kosraenne emploie deux racines différentes du verbe selon qu'il est transitif ou intransitif, ce qui montre l'impact de l'incorporation de l'objet sur le verbe (op. cit., p. 712):

(1-51) El twem-lah mitmit sahfiht sac.
(il / aiguiser-ASP / couteau / émoussé / ART)
Il a aiguisé le couteau émoussé.
(1-52) El twetwe mitmit-lac
(il / aiguiser / couteau-ASP)
Il a "couteau-aiguisé" (il a aiguisé le couteau).

Mis à part les changements survenus au niveau du constituant nominal dans la deuxième phrase (la perte de ses déterminants, son déplacement entre la racine verbale et le morphème d'aspect), nous remarquons le changement du verbe: dans la première phrase nous avons une racine transitive, alors que la racine employée dans la deuxième phrase est intransitive, ce qui démontre que le constituant nominal n'est plus un argument du verbe. A partir de ce moment, non seulement nous n'avons pas d'objet dans la phrase, mais le constituant nominal incorporé n'est plus prototypique, il est très bas en catégorialité. Avec le nahuatl, nous allons encore plus loin dans la décatégorisation du constituant nominal parce que celui-ci perd une partie de sa morphologie nominale, à savoir le suffixe nominal -tl:

(1-53) ni-k-tle-watsa in nakatl 19
(je-le-feu-rotir / ART / viande)
Je rôtis la viande.
(op. cit., p. 713)

Dans cette phrase, nous avons -tle- qui est la racine du constituant nominal tle-tl (feu), nous voyons que l'incorporation fait perdre le suffixe nominal. Hopper et Thompson voient là encore une preuve de la décatégorisation du nom lorsqu'il est incorporé. Donc tous ces constituants nominaux qui sont soumis à l'incorporation sont non prototypiques, ce qui veut dire qu'ils ne sont pas manipulables en discours.

Ainsi, nous voyons que la notion de "prototype" peut être étendue aux fonctions syntaxiques. Nous allons nous intéresser à la fonction d'objet, pour voir comment la notion de prototype peut intervenir pour distinguer les différents types d'objet. Par rapport à la grammaire traditionnelle, le concept d'étude prototypique de la syntaxe ouvre de nouvelles perspectives. Nous savons que la grammaire traditionnelle décrit les fonctions grammaticales à partir des catégories bien délimitées, par exemple la fonction d'objet comporte un certain nombre de caractéristiques bien définies; un constituant nominal de la phrase peut montrer ces caractéristiques, auquel cas il est l'objet de la phrase, ou pas, auquel cas il ne l'est pas. On ne peut en aucun cas avoir un constituant "un peu objet", à savoir un constituant qui possède une partie des caractéristiques d'objet, mais pas toutes. Et nous connaissons les problèmes que cela pose quand on essaye de décrire la fonction des cas "marginaux" de la grammaire, comme par exemple un constituant qui ne possède pas toutes les caractéristiques d'un objet.

Or c'est justement ce que la théorie du prototype nous permet de faire. En premier lieu, la structure interne scalaire de la catégorie permet le classement de toutes les unités appartenant à cette catégorie selon leur place sur une échelle allant du prototype jusqu'à l'élément le moins prototypique. C'est là où on peut avoir un constituant "un peu objet", qu'on désignera par le terme d'objet non prototypique ou atypique; c'est-à-dire qu'ici un constituant qui ne possède pas toutes les caractéristiques de l'objet ne pose aucun problème d'appartenance à une catégorie syntaxique.

En deuxième lieu, en posant le principe que les limites des catégories grammaticales sont floues (comme c'est le cas des catégories lexicales) on élimine immédiatement le problème que certaines unités posent pour appartenir à telle ou telle catégorie bien délimitée. En effet, il nous semble que la question d'appartenance à une catégorie grammaticale ne suit pas la loi de tout ou rien, on ne peut pas dire - du moins pas toujours - si une unité appartient oui ou non à une telle catégorie. La preuve nous vient du persan, où certains adjectifs ou certains adverbes peuvent fonctionner comme substantif, ou encore certains adverbes peuvent servir comme adjectif. Justement la grammaire traditionnelle persane a du mal à catégoriser ces unités. La théorie du prototype peut régler le problème: les limites floues de chaque catégorie permet de supposer des zones d'intersection intercatégorielles; un constituant peut appartenir à plusieurs catégories en même temps. Bien évidement dans chaque catégorie il sera atypique parce que ce sont les prototypes qui ont le maximum de contraste entre eux, mais cette solution nous parait beaucoup plus juste que celle qui consiste à mettre de telles unités dans une seule catégorie.

Notes
18.

Les auteurs emploient le terme "manipulable" au lieu de "référentiel" pour la raison suivante: "[...] but we prefer the more mnemonic terms 'manipulable ' and 'non-manipulable', since the opposition 'referential/non-referential' has strong logical/semantic connotation for many linguistes." (op. cit., p. 711).

19.

Cette phrase a été reproduite ici telle que nous l'avons trouvé dans l'article de Hopper et Thompson, à savoir en alphabet phonétique; les autres exemples du nahuatl notamment ceux venant du livre de Launey ont été reproduits comme l'auteur les avait donnés, c'est-à-dire en alphabet normal du nahuatl.