1.7.4. Le cas du français

Pour mieux appréhender les différents types d'objet, nous avons choisi le français qui est très intéressant de ce point de vue: non seulement il possède trois types de relations entre l'objet et le verbe, mais en plus il présente des constructions de compléments incorporés, bien que ce phénomène n'ait jamais été systématique dans cette langue.

Le premier type de relation entre un objet et le verbe de la phrase c'est lorsque le constituant objet est un argument à part entière de la phrase. Ce constituant montre un certain nombre de caractéristiques syntaxiques que nous énumérerons brièvement. Concernant les traits propres à un constituant nominal, il est toujours précédé par un article, défini ou indéfini. Lorsque ce constituant est en position d'objet dans une phrase, il se place souvent, mais pas toujours, immédiatement après le verbe. En outre, il s'agit d'un constituant qui peut être représenté auprès du verbe par des indices d'objet le, la, les et il prend la position de sujet de la phrase passive; il se laisse questionner par "Qu(i) est-ce que", et finalement il est relativisable par "que". De ce fait, dans la phrase "Martin a acheté le cheval" le constituant nominal qui occupe la position d'objet possède toutes les propriétés que nous venons d'énumérer:

(1-54) a. *Martin a acheté ø cheval.
b. Martin l'a acheté.
c. Le cheval a été acheté (par Martin).
d. Qu'est-ce que Martin a acheté?
e. Le cheval que Martin a acheté.

Dans le deuxième type de relation objet-verbe en français, le constituant nominal ne possède pas toutes les caractéristiques qui viennent d'être énumérées. Certaines expressions figées du français illustrent ce type de relation. Prenons la phrase "Martin hocha la tête": le constituant nominal la tête n'a pas toutes les caractéristiques de l'objet de la phrase, bien qu'il suive immédiatement le verbe. Voyons le résultat des manipulations syntaxiques possibles sur un objet:

(1-55) a. *Martin hocha ø tête.
b. *Martin la hocha.
c. *la tête fut hochée (par Martin).
d. *Qu'est-ce que Martin hocha?
e. *La tête que Martin hocha.

On peut constater que la tête ne peut participer à des opérations syntaxiques propres à un objet comme le cheval; le seul trait de sa fonction qui subsiste c'est sa position postverbale. Par contre, nous pensons que son statut substantival ne peut pas être remis en question: il ne peut pas perdre son article, tout comme d'autres constituants nominaux, sans parler du fait que dans une phrase simple telle que "Martin hocha la tête" il est parfaitement acceptable; ce terme a une certaine autonomie syntaxique, c'est uniquement sa fonction qui est atypique.

Avant de voir le troisième type de relation entre l'objet et le verbe, voyons le cas d'une autre expression figée telle que "mettre la table". En effet ce cas peut être considéré comme intermédiaire entre les deux premiers types: la table est à la limite de l'autonomie:

c a. Martin mit la table.
b. ?Martin la mit.
c. La table fut mise par Martin.
d. *Qu'est-ce que Martin mit?
e. La table que Martin mit.

Il existe un troisième type de relation objet-verbe qui concerne des constructions dans lesquelles la dépendance du constituant nominal au verbe est allée encore plus loin. Là, le substantif, qui était l'objet du verbe dans un état antérieur de la langue, a perdu non seulement toutes les propriétés de sa fonction (à part sa position par rapport au verbe), mais aussi des traits qui en faisaient un constituant nominal autonome: c'est un substantif nu, complètement satellisé par le verbe. Prenons les exemples suivants:

(1-57) J'ai pris conscience de cela.
b. Ils se rendent compte de leur erreur.

Evidemment, ces unités ne possèdent pas les traits de l'objet prototypique:

(1.58) a. *Qu'est-ce que j'ai pris?
b. *Conscience que j'ai prise.
c. *Je l'ai prise (la conscience).
d. *Conscience a été prise (par moi).

Ou encore:

(1.59) a. *Qu'est-ce qu'ils se rendent?
b. *Compte qu'ils se rendent.
c. *Ils se le rendent (le compte).
d. *Compte est rendu par eux.

Donc ces substantifs n'ont aucune indépendance syntaxique dans la phrase. Pour avoir une fonction, ils ont besoin d'un lexème verbal et c'est l'ensemble "substantif-verbe" qui peut accepter une fonction dans la phrase, celle de prédicat.

Néanmoins, il faut remarquer que cette relation étroite entre deux unités ne s'accompagne pas d'une solidarité, dans la mesure où certaines unités peuvent s'intercaler entre le verbe et le substantif sans que pour autant la dépendance du substantif soit mise en cause:

(1-60) Ils ne se rendent pas bien compte de leur erreur.

Nous rapprochons ce comportement syntaxique de tels verbes de ce qu'on peut voir dans les formes composées d'un verbe simple, c'est-à-dire que là aussi certains adverbes ainsi que les morphème de négation peuvent s'intercaler entre les deux parties du verbe (plutôt entre les deux lexèmes):

(1-61) J'ai bien mangé, mais j'ai trop dormi, pourtant je ne l'ai pas fait exprès.

Autrement dit, certains mots peuvent s'insérer entre les deux lexèmes de la forme composée d'un verbe, ou entre deux composantes d'un verbe du type prendre conscience 20 .

Notes
20.

Il est intéressant de voir un autre type de relation entre un constituant nominal et le verbe en français, bien que ce type de relation concerne d'autres compléments que l'objet direct de la phrase. Cette relation se manifeste dans les verbes comme maintenir (tenir avec la main) ou colporter (porter au cou). En effet, ces verbes aujourd'hui considérés comme simples, sont le résultat de l'incorporation du complément instrumental, ici main et col (Benveniste, 1974, tome 2, p. 106). Le caractère composé de ce type de verbe n'est pas mis en doute par Benveniste: "Il [ce type de composé verbal] est cependant très intéressant à étudier parce qu'il perpétue dans la langue -fût-ce à l'état de résidu- non plus seulement un composé verbal, [...] mais un véritable verbe composé, à flexion complète: maintenir possède la flexion entière de tenir ou de soutenir." (Ibid.). De plus, il compare ce type de composé à des composés formés par l'incorporation d'un constituant nominal au verbe en paiute, langue de la famille uto-aztèque (Ibid.). Ainsi, les verbes maintenir et colporter sont des composés, résultant de l'incorporation d'un substantif. Bien que Benveniste leur donne le nom de "verbe composé", il nous semble que nous pouvons les appeler incorporations parce qu'en fait il n'y a pas de différence, concernant leur formation, avec les incorporations des langues pour lesquelles ce phénomène a été reconnu. Cette analyse permet de constater que le français comporte des verbes incorporants; mais il ne faut pas oublier que dans cette langue l'incorporation n'est pas productive, elle se fait d'une manière sporadique. En ce qui concerne les propriétés syntaxiques de ces verbes, on peut aisément constater que l'ancien substantif n'en est plus un; il a perdu toute autonomie syntaxique et toutes ses propriétés substantivales. Dans le cas de col-, il a comme équivalent libre le terme cou; on voit que col- a subi, en plus, des modifications morphologiques après l'incorporation (Ibid.). De ce fait, on ne peut que donner le statut de morphème à ces termes-là et les comparer à des préverbes: au niveau du comportement syntaxique nous ne voyons aucune différence entre le morphème main- de maintenir et les morphèmes re-, -, et r- de rechercher, réanimer et rabattre.