1.7.5. L'objet prototypique

Revenant à nos trois types de relation entre l'objet et le verbe, nous remarquons qu'il s'agit d'un continuum: allant de le cheval à conscience, les substantifs perdent graduellement leur propriétés d'objet pour finir par être les substantifs satellites du verbe: alors que le cheval est un argument à part entière de la phrase, conscience est un substantif satellite; la tête se situe entre les deux parce qu'il n'est pas un argument du verbe, mais il n'est pas encore satellisé par le verbe. Il nous reste à déterminer laquelle de ces trois relations représente la relation prototypique entre l'objet et le verbe. A première vue, la réponse paraît simple: ni la tête ni conscience ne peuvent être prototypiques puisqu'ils ne participent pas aux opérations typiques de l'objet de la phrase; donc c'est forcément le cheval qui est l'objet prototypique. Mais en fait ce n'est pas le cas, ce n'est pas l'objet défini (comme le cheval) qui est prototypique. Voyons d'abord la définition de la fonction objet :

‘"... on peut définir l'objet comme un type formel de complément qui, à l'échelle de la langue qu'on décrit, (et pas seulement par rapport à certaines bases verbales considérées individuellement), manifeste, par l'ensemble de son comportement syntaxique, un maximum de solidarité avec le verbe." (Creissels 1991:394-5). ’

Le lien étroit du constituant nominal en fonction d'objet avec le verbe est souligné également par G. Lazard (1994:89): ‘"[...] parmi tous les actants, et sous réserve de la position du sujet, l'objet est le plus central, c'est-à-dire le plus proche du prédicat verbal."’. Ce lien étroit se traduit par un certain nombre de propriétés syntaxiques, propres à l'objet de la phrase, dont nous avons parlé à propos du français (c'est par exemple le fait d'être représenté au niveau du verbe par des indices d'objet). Donc un constituant nominal apte à montrer ces caractéristiques est un objet plus prototypique que d'autres. Le caractère sémantique de l'objet entre également en jeu, bien qu'il ne soit pas suffisant pour constituer la base de la définition de la fonction d'objet, essentiellement parce qu'il n'est pas toujours valable pour tout objet. Ceci veut dire que certains objets ayant des caractéristiques sémantiques précises sont plus prototypiques que d'autres, ce qui est surtout important à ce niveau c'est l'opposition sémantique entre l'objet et le sujet de la phrase:

‘"... le choix du participant au procès dont la désignation occupe la position syntaxique d'objet se porte, en règle générale, sur un participant qui peut être conçu comme se trouvant dans une relation de polarité avec le sujet, selon un contraste du type source/but ou puissant/non puissant." (Creissels, 1991:393). ’

En mettant ces deux critères ensemble, nous pouvons déduire que l'objet prototypique doit être syntaxiquement très proche du verbe et sémantiquement très loin du sujet de la phrase. Par ailleurs le sujet prototypique d'une phrase transitive est sémantiquement la source ou l'entité puissante, ce qui veut dire qu'il est fortement individué et animé (Lazard, 1994:203); donc l'objet prototypique doit être, sémantiquement, non individué et inanimé. Or l'objet défini est individué, donc par là même, il n'est pas sémantiquement prototypique. Le seul type d'objet qui peut combiner les deux critères sémantique et syntaxique expliqués plus haut, c'est celui qui est d'une part un constituant nominal prototypique, ce qui en fait un candidat idéal pour être un argument à part entière, et d'autre part indéfini, ce qui lui donne le caractère d'opposition maximale avec le sujet. Ceci nous conduit à conclure qu'en effet, c'est l'objet indéfini qui est l'objet prototypique.

Le point qui mérite d'être souligné c'est le fait que l'objet indéfini peut, dans certaines langues, avoir une relation de composition avec le verbe; mais cette composition n'est pas possible sans qu'il y ait un certain nombre de conditions sémantiques, syntaxiques et pragmatiques (nous verrons toutes ces conditions plus loin). Tant qu'il ne satisfait pas à ces conditions, il reste un argument du verbe, et parmi ceux-ci, il est celui qui a la relation la plus étroite avec le verbe de la phrase. A partir du moment où l'objet commence à perdre les propriétés de sa fonction, il se prépare à entrer dans la relation de composition (ou d'incorporation) avec le verbe. C'est pour cette raison que les phrases suivantes qui paraissent avoir une structure identique:

(1-62) a. Martin a acheté le cheval.
b. Martin a mis la table.

montrent leur différence lorsqu'on veut employer l'article indéfini:

(1-63) a. Martin a acheté un cheval.
b. *Martin a mis une table.

L'inacceptabilité de la deuxième phrase est due au fait que l'objet est à la limite de la relation de composition avec le verbe, et de ce fait il perd une partie de ses propriétés d'objet, d'où l'impossibilité de la présence de l'article indéfini.

C'est à partir de ce que nous venons de voir que nous pouvons aller encore plus loin dans l'analyse des comportements syntaxiques des éléments de la phrase. Nous pensons pouvoir dire que les phénomènes syntaxiques comme l'incorporation peuvent être, eux-mêmes, prototypiques ou atypiques. En effet un processus syntaxique peut être considéré comme prototypique lorsque les règles d'application qu'il met en jeu aboutissent à une structure prototypique; il est atypique dans le cas où son déroulement aboutit à une structure atypique. Prenons l'exemple de l'incorporation. Dans une langue on peut avoir des occurrences prototypiques de l'incorporation, comme par exemple dans la phrase tchouktche:

(1-64) tumg-et kopra-ntevat-g'at
(amis-ABS / filet-poser-3pl)
Les amis posèrent un (des) filet(s).

Ici l'incorporation peut être considérée comme prototypique parce qu'elle satisfait toutes les conditions générales de l'incorporation nominale, à savoir les modifications morphologiques subies par le substantif incorporé (nous rappelons que le tchouktche est une langue à harmonie vocalique), le changement sémantique des deux composants (la spécialisation du champ sémantique du verbe et le sens générique du substantif), la transformation du statut du substantif (qui est maintenant un morphème sans aucune autonomie syntaxique), et finalement la propriété pragmatique du composé (la mise en arrière-plan du substantif). Si maintenant on étudie la phrase suivante, où le substantif incorporé est mis en contraste avec un substantif autonome, on remarque qu'un certain nombre des propriétés du composé précédent lui manquent:

(1-65) etlon lon-kopra-ntewat-a it-g'i, etrec qelunin.
(il.ABS / NEG-filet-mettre-GER / être-3sg.AOR / cependant / panier (à poisson).ABS)
Il installa un panier à poisson, pas un filet.

Au niveau morphologique et sémantique ce composé est comparable au précédent (on peut donner un sens général aux termes "panier" et "filet", comme désignant n'importe quel panier ou filet), mais au niveau syntaxique visiblement le substantif incorporé est en contraste avec un substantif autonome, ce qui suppose qu'ils sont considérés comme équivalents. Par ailleurs, cette mise en contraste annule la fonction pragmatique de l'incorporation de mise en arrière-plan: le substantif incorporé est au contraire mis en premier plan sous l'effet de contraste. Tout cela n'empêche pas la relation substantif-verbe d'être celle d'incorporation, mais elle est atypique.