1.8.2. L'incorporation pragmatique

L'incorporation pragmatique est motivée par toute autre chose. En effet nous avons vu que dans chaque langue incorporante il existe une fonction pragmatique de l'incorporation qui est due à la saillance du constituant incorporé: moins il est saillant (sémantiquement non individué) plus il a de chances d'être incorporé au verbe. Néanmoins, nous nous souvenons du cas du boni, où l'incorporation est entièrement pragmatique, et c'est pour cela que cette langue constitue une exception où même l'agent humain de la phrase peut être incorporé (cf. 1.4.). En fait cette langue possède des morphèmes de focalisation; chaque fois que le locuteur a besoin de marquer la saillance d'un des constituants, y compris le verbe, il peut le focaliser. Par ailleurs, lorsque ni le verbe ni un des constituants nominaux ne sont focalisés, le verbe peut incorporer ce constituant. De fait, l'incorporation de cette langue exprime la saillance égale du constituant incorporé et du verbe (Ibid.):

(1-66) Hác-idohoo biyóo-ta'aka
(SGN-femme / eau-boire.IMP.3sg.f)
La femme boit de l'eau.
(1-67) Hác-idohoo biyóo-é ta'aka
(SGN-femme / eau-FOC / boire.IMP.3sg.f)
C'est de l'eau que la femme boit.

Comme on peut le constater, la première phrase ne comporte pas d'élément focalisé dans le rhème, c'est-à-dire qu'elle est neutre; c'est là où le verbe incorpore l'autre élément rhématique (ici, l'objet direct). Dès que l'objet est focalisé, c'est-à-dire dès que l'énonciateur décide de donner à cet élément une valeur informative plus élevée, donc une saillance plus élevée, l'incorporation cesse d'exister.

L'incorporation pragmatique peut se réaliser d'une autre manière qui consiste à incorporer l'élément qui est déjà introduit dans le discours mais qui n'est pas saillant. C'est ce que Merlan appelle "la fonction discursive" de l'incorporation, dont nous avons donné des exemples (phrases 1-21 et 1-22). Selon elle, dans ce cas la fonction de l'incorporation est anaphorique; elle constitue, en huauhtla nahuatl, une pronominalisation "faible" avec une coréférence "puissante" (op. cit., p. 186). L'une des conséquences de cela est:

‘"Incorporation [...] marks a change in the status of nouns previously entered in discourse from rhematic to thematic, that is, the reference-relations established by incorporation permit us to identify the incorporated noun as a discourse topic or, at least, as one of the thematic elements of discourse." (Ibid.).’