2.2.1.1. La définitude

Il y a plusieurs langues qui procèdent au marquage différentiel de l'objet en fonction de la définitude de ce dernier. Un exemple nous vient du turc. Dans cette langue à harmonie vocalique, l'objet défini est marqué par les allomorphes du morphème de l'accusatif "-i, -u, -ü, -i", alors que l'objet indéfini 23 n'est pas marqué:

(2-1) çocuk et yedi.
(enfant / viande / mangea)
L'enfant a mangé de la viande.
(2-2) çocuk et-iyedi.
(enfant / viande-ACC / mangea)
L'enfant a mangé la viande..
(2-3) Kitapokudum
(livre / je lus)
J'ai lu un/des livre(s).
(2-4) Bir kitap okudum.
(un / livre / je lus)
J'ai lu un livre.
(2-5) kitab-i okudum
(livre-ACC / je lus)
J'ai lu le livre.
(Underhill 1976:50-1)

Dans ces phrases, nous pouvons observer le fonctionnement du morphème de l'accusatif: il n'intervient que quand l'objet est défini. Lorsque nous avons affaire à un objet indéfini, il n'est pas marqué par l'accusatif; il peut être précédé d'un article indéfini (bir), mais il peut aussi apparaître sous forme d'un substantif nu (phrases (2-1) et (2-3)), c'est ce qui est l'objet non marqué. Il semble donc qu'en turc, le facteur déterminant le marquage de l'objet est la définitude de celui-ci.

Dans se description du premier type d'incorporation, M. Mithun donne des exemples des langues qui procèdent à ce qu'elle appelle l'incorporation par juxtaposition, concernant les unités sémantico-syntaxiques formées par un des constituants nominaux de la phrase, le plus souvent l'objet, et le verbe. A titre d'exemple, en lahu, langue tibéto-birmane, nous avons:

(2-6) jithà'
(liqueur / ACC / boire)
Boire la liqueur.
(2-7) ji
(liqueur / boire)
Boire de la liqueur.

Pour expliquer la différence de ces deux phrases, Mithun cite Matisoff: la première phrase, où le constituant nominal est accompagné du morphème d'accusatif, veut dire ‘"boire une liqueur bien particulière", "boire la liqueur en opposition à quelque chose d'autre"’; alors que la deuxième phrase, qui ne comporte pas de marque d'accusatif, veut dire ‘"boire n'importe quelle liqueur"’. Mithun dit que bien que les deux constituants nominaux soient morphologiquement distincts du lexème verbal, dans la deuxième phrase l'objet n'est pas marqué pour la spécificité et il n'est pas spécialement saillant (op. cit., pp. 849 et 853).

En guambiano, langue amérindienne, l'objet et le datif sont marqués avec le même morphème casuel, à savoir -wan (-n). Il existe néanmoins une différence: alors que le datif est toujours marqué, l'objet n'est marqué que s'il est défini (Vásquez de Ruíz 1988:70):

(2-8) panela penentrá yar
(panela / acheter / aller (locuteur))
Je vais acheter de la panela.
(2-9) werá sruk-wan main ken
(chein.NOM / œuf-ACC / manger / être (non locuteur))
Le chien a mangé les œufs.

Le fait que c'est le même morphème qui marque les constituants datif et accusatif, et que lorsqu'il s'agit du datif il n'y a pas d'alternance possible entre le constituant marqué et le constituant non marqué, montre que c'est effectivement le caractère défini de l'objet qui va de pair avec le marquage de ce constituant.

Les caractéristiques de l'objet peuvent avoir d'autres manifestations, elles peuvent notamment affecter le verbe. L'exemple de ce type de phénomène nous vient du hongrois, où l'objet est toujours marqué par le morphème de l'accusatif, et où c'est la conjugaison du verbe qui change selon la définitude de l'objet (Lazard, Ibid.): c'est ce qui fait la différence entre les conjugaisons dites objective et subjective:

(2-10) Péter újság-ot olvas.
(Péter / journal-ACC / lit)
Péter lit un journal/ des journaux.
(2-11) Péter olvas egy újság-ot.
(Péter / lit / un / journal-ACC)
Péter lit un journal.
(2-12) Péter olvas-sa az újság-ot.
(Péter / lit-IO / ART DEF / journal-ACC)
Péter lit le journal.
(Hopper et Thompson 1980:258)

Dans les deux premières phrases l'objet est indéfini, le verbe est à la conjugaison subjective, et il n'y a pas d'indice d'objet au niveau du verbe. Par contre, l'objet de la troisième phrase est bien défini, le verbe a une conjugaison objective, et il y a effectivement un indice d'objet suffixé au verbe.

Notes
23.

Le terme "indéfini" ne convient pas, à notre avis, pour ce type d'objet. Selon les distinctions que nous avons faites à propos de spécifique (défini et indéfini) et non spécifique (indéfini et générique), ce type d'objet appartient à la classe des objets génériques: un constituant indéfini (spécifique ou non spécifique) renvoie à un ou plusieurs individus extraits d'un ensemble d'individus, alors qu'un constituant nominal de sens générique renvoie à cet ensemble d'individu. Nous constatons que l'objet "indéfini" du turc renvoie justement à un ensemble de référents sans qu'il y ait un prélèvement. Par ailleurs, certaines langues possèdent des articles d'indéfini qui servent à marquer les constituants nominaux indéfinis, ces articles ne peuvent pas être employés avec des constituants génériques. Néanmoins, nous gardons le terme "indéfini" pour le moment, par un souci de cohérence: c'est le terme employé par la plupart des linguistes que nous citons. Dans le chapitre de notre travail consacré aux verbes composés du persan nous verrons que dans cette langue on doit faire une distinction entre l'objet générique et l'objet indéfini, et nous pensons que ceci est vrai pour toutes les langues citées dans ce travail.