2.4.2. Les propriétés syntaxiques

2.4.2.1. Le substantif

Lorsque le substantif entre en composition avec le verbe, il présente un certain nombre de caractéristiques que nous allons voir. Comme il a été dit, le lien entre les deux membres du composé peut être plus ou moins étroit, ce qui conduit à l'existence, dans une même langue, de substantifs ayant perdu plus ou moins leur autonomie syntaxique.

Nous savons que le turc procède au marquage différentiel de l'objet. Dans cette langue, l'objet indéfini n'est pas marqué, ce qui le pousse à la coalescence avec le verbe 31 . Regardons les phrases suivantes:

(2-22) Orhan yemeg-i köpeg-e verdi
(Orhan / nourriture-ACC / chien-DAT / il donna)
Orhan a donné la nourriture au chien.
(2-23) Orhan köpeg-e yemek verdi.
(Orhan / chien-DAT / nourriture / il donna)
Orhan a donné de la nourriture au chien.
(Underhill 1976:67)

Le constituant yemeg-i, l'objet marqué, est l'argument du verbe à part entière. Par contre, dans l'exemple où l'objet n'est pas marqué, il perd une partie de son autonomie syntaxique: son déplacement à côté du verbe témoigne de cette dépendance. En effet on peut considérer que l'objet non marqué a "physiquement" besoin du verbe.

L'objet satellisé par le verbe peut servir la langue turque d'une autre manière. En effet lorsqu'on a un verbe transitif dans cette langue, il ne peut pas être employé sans un constituant objet. Dans le cas où l'énonciateur n'a pas un tel constituant, il peut utiliser une sorte d'objet interne, de sens indéfini, et avec le statut d'objet satellisé:

(2-24) Adam yemek yedi.
(l'homme / nourriture / mangea)
L'homme a mangé (de la nourriture) 32 .
(Underhill 1976:52)

Le tamoul est une langue qui emploie beaucoup le type de construction appelé "locutions verbales" (Murugaiyan 1997). Ces locutions sont souvent formées d'un substantif et d'un lexème verbal :

(2-25) avan veTkappaTTaan
(il / honte.éprouver.PAS.3sg.M)
Il avait honte
(2-26) vidai teLittaan
(semence / asperger.PAS.3sg.M)
Il a semé.
(2-27) vidai-yai teLittaan
(semence-ACC / asperger.PAS.3sg.M)
Il a planté la semence (graine).
(Ibid.)

En (2-25) le substantif ne peut pas avoir de marque d'accusatif. Dans la phrase (2-26), nous avons affaire à un objet que nous qualifions de sens indéfini, donc non marqué. En passant à la phrase suivante, nous constatons que ce même objet est marqué par l'accusatif, il est défini et nous ne pouvons plus parler de la composition avec le verbe: il est un argument du verbe.

La langue hindi aussi possède des verbes composés. En hindi nous avons d'une part des composés qui présentent un lien étroit entre leurs deux membres 33 :

(2-28) main a:p-ko ya:d karta:hu:n
(moi / vous-ACC / souvenir / je fais)
Je pense à vous.
(A. Montaud 1997:223)

Nous constatons que le substantif ya:d (souvenir) ne se comporte pas comme un constituant autonome.

D'autre part, il y a des composés où "le formant nominal conserve une partie de son autonomie,..." (Ibid.):

(2-29) ) mainne apne dost ki: prati:kSa:do ghanTe tak ki: hai
(moi.ERG / REFL.M / ami.M / de.sg.F / attente.sg.F / deux / heures / jusque / faire / PAS.3sg.F)
J'ai attendu mon ami pendant deux heures.

Le verbe de cette phrase s'accorde avec le substantif, ce qui montre l'autonomie relative du substantif; ce dernier ne peut accepter le morphème d'accusatif ni être relativisé (Ibid.), ce qui montre sa dépendance au lexème verbal.

Notes
31.

La notion de coalescence, empruntée à G. Lazard, a un sens plus vaste que la composition. En effet, pour G. Lazard, la coalescence va de la satellisation de l'objet indéfini par le verbe jusqu'à l'incorporation de l'objet. En d'autres termes, tout type de rapprochement syntaxique de l'objet au verbe fait partie de la notion de coalescence, et c'est dans ce sens que nous employons ce terme.

32.

Le cas de la langue turque n'est pas isolé. En persan parlé, lorsque l'on a affaire à un verbe transitif qui n'a pas d'objet, on emploie souvent le mot "ciz" (chose) à la place de l'objet de manière suivante:

ali ciz mixord ali ciz mixune

(Ali / chose / il mangeait) (Ali / chose / il lit)

Ali mangeait. Ali lit (fait de la lecture).

La langue nahuatl utilise un procédé différent: un verbe transitif doit obligatoirement être accompagné d'un indice d'objet; lorsque l'objet n'est pas connu ou lorsque l'énonciateur ne veut pas l'exprimer, il existe des indices indéfinis -tla- (pour les référents non humains) et -te- (pour les référents humains) qui se préfixent au verbe:

ni-tla-cua ni-te-itta

(IS.1sg-IO-manger) (IS.1sg-IO-voir)

Je mange (quelque chose). Je vois des gens.

(Launey, op. cit.; pp. 36-7)

33.

A. Montaud appelle ce type de composé "semi-coalescent", nous en concluons que le substantif, bien que dépendant du verbe, doit montrer quelques traces d'autonomie. Ce point n'a pas été discuté par l'auteur.