2.4.3. Les propriétés sémantiques

Nous avons déjà vu les caractéristiques sémantiques de l'objet indéfini, à savoir la définitude et l'humanitude qui constituent le facteur d'individuation et celles des substantifs incorporés (cf. 1.4), où le sens du substantif précise celui du verbe.

Le rapport qu'on peut établir entre l'objet indéfini et le substantif satellite est le suivant: dans les langues qui procèdent au marquage différentiel de l'objet, ce n'est que l'objet indéfini qui peut éventuellement être satellisé par le verbe. Ceci veut dire que plus un objet a de chances de ne pas être marqué plus il est apte à participer à la relation de composition avec le verbe. De ce fait, le substantif satellisé présente beaucoup de caractéristiques de l'objet indéfini, bien qu'il ait d'autres particularités propres. Autrement dit, le substantif satellisé est non individué, il est donc indéfini et souvent il se met en bas de l'échelle de l'humanitude; il renvoie à des objets ou à des notions abstraites le plus souvent. La ressemblance entre substantif satellisé et un objet indéfini est telle que dans les langues qui possèdent les deux types de structures c'est souvent par le contexte qu'on peut distinguer l'un de l'autre (Pilot-Raichoor 1994:384).

En ce qui concerne l'incorporation, nous avons vu que là encore il y a la notion d'individuation, le substantif incorporé ne l'est pas. Qui plus est, ce type de substantif joue un rôle important dans le sens du verbe: il sert à préciser le sens. Le substantif satellisé a le même rôle: sa présence permet au procès exprimé par le verbe d'avoir un champ d'application bien moins large que celui qu'il avait avant la composition. Cette hypothèse peut être affirmée par le fait que la plupart des verbes qui entrent dans la composition sont ceux dont le sens est général, comme faire ou devenir, ou encore être. Par exemple, le verbe faire se prête à la composition dans beaucoup de langues, ici nous avons respectivement des phrases turque, hindi, persane et telugu (langue dravidienne):

(2-34) Bu sabah Ali siz-e iki kere telefon etti.
(ce / matin / Ali / vous-DAT / deux / fois / téléphone / fit)
Ce matin Ali vous a appelé trois fois.
(Underhill 1976:245)
(2-35) maintumpar viSva:s karti: hu:n.
(je / sur toi / confiance / faire.F.sg / PRES.F.1sg)
Je te fais confiance.
(A. Montaut 1997:225)
(2-36) ali ezdevâj kard
(Ali / mariage / il fit)
Ali s'est marié.
(2-36) sita pelli cesu-kunn-di.
(Sita / mariage / faire-REFL-PAS)
Sita s'est mariée.
(R. Pelletier 1990:336)

Dans tous ces cas, les verbes et les substantifs qui les précèdent ont une relation de composition. On peut remarquer le sens trop vaste du lexème verbal et l'apport sémantique du substantif: celui-ci précise le procès auquel le verbe s'applique. Du côté des substantifs satellisés, nous remarquons qu'ils ont tous un sens générique: ils ne sont pas individués. Par ailleurs, il est intéressant de savoir que dans ces exemples on ne peut pas marquer l'objet: il est impossible d'insérer un morphème entre le substantif et le verbe tout en gardant le même sens de la phrase. Nous avons l'exemple suivant du telugu, où le marquage de l'objet change le sens de la phrase:

(2-38) Sita pelli(ni) cucusindi
(Sita / mariage (ACC) / regarda)
Sita a regardé un (le) mariage.
(Ibid.)

Mais on peut voir que le substantif qui peut avoir la marque d'accusatif n'est plus un substantif satellite, il s'agit ici d'un objet, un argument du verbe, bien qu'il puisse être indéfini (c'est quand il apparaît sans le morphème d'accusatif). Cet exemple peut nous éclairer sur un autre point également, à savoir que dans la phrase où le substantif est satellisé par le verbe, ceci n'est pas à cause d'un fait lexical, car dans la deuxième phrase ce même substantif est à l'accusatif (Ibid.).

Il est tout aussi important de prendre en compte la fonction de l'opposition sémantique effectuée par des verbes composés. Ce qui veut dire que le substantif satellite sert à opposer le sens global du verbe à un autre verbe qui contient un autre substantif, ou, plus globalement, il sert à opposer deux procès. Nous pouvons prendre les exemples suivants, les deux premiers sont du persan et les deux autres du turc:

(2-39) âraš dars mixânad
(Arash / leçon / lit)
Arash étudie.
(2-40) âraš âvâz mixânad
(Arash / chanson / chante)
Arash chante.
(2-41) Halil kitap okudu.
(Halil / livre / lut)
Halil a lu un/des livre(s).
(2-42) Halil mektup okudu.
(Halil / lettre / lut)
Halil a lu une/des lettre(s).
(R. Underhill 1976:50)

Dans ces exemples, le verbe persan employé est le même: xândan (lire, chanter). Par contre le fait d'avoir un substantif qui apporte des sens différents aux composés permet non seulement de distinguer les deux verbes mais aussi d'opposer les composés sémantiquement, ou autrement dit, de focaliser une notion par rapport à une autre notion. C'est le même pour les composés turcs: alors que le verbe est toujours le même, l'apport sémantique du substantif permet de focaliser une fois la notion de "lecture d'un ou plusieurs livres" et une autre fois la notion de "lecture d'une ou plusieurs lettres". Il nous semble que la non individuation du substantif joue un rôle important ici: s'il existe des verbes composés qui peuvent, dans certains cas, voir leur substantif s'individualiser et quitter la composition, ce n'est qu'avec le substantif non individué qu'ils peuvent s'opposer à d'autres verbes:

(2-43) âraš âvâz-e zibâ-yi mixânad
(Arash / chanson-EZ / belle-INDEF / chante)
Arash chante une belle chanson.
(2-44) Halil kitab-i okudu.
(Halil / livre-ACC / lut)
Halil a lu le livre.

Nous remarquons que dans ces phrases, le substantif étant soit déterminé par le morphème d'indéfini soit marqué par l'accusatif, il est l'objet à part entière, le verbe composé cesse d'exister et nous pouvons considérer les verbes comme simples. De même, la fonction d'opposition du verbe ne s'exerce plus.

Un autre point qui nous paraît important c'est le sens global du composé. Comme on l'a vu pour l'incorporation, les termes génériques renvoient à un ensemble comprenant plusieurs individus, mais sans référer à ceux-ci. La composition objet-verbe joue le même rôle: c'est le substantif qui donne le sens du composé, et il ne renvoie pas à référent précis, mais à une classe de référents en général parce qu'il est générique. De là découle la généricité exprimée par la composition, le composé a un sens très général, il est donc employé pour exprimer la généricité d'un procès. On remarque ceci également dans les exemples cités ci-dessus: si nous pouvons opposer le sémantisme de deux procès, c'est à cause justement de la généricité du sens verbal, focalisant une notion par rapport à une autre.

Lorsque le substantif est satellisé par le verbe, il y a un autre aspect important de la fonction sémantique: le substantif satellite permet au verbe de se vider presque complètement de son sens; ce qui veut dire qu'il n'y a pas de nécessité d'avoir une proximité sémantique entre le verbe et le substantif. Nous allons détailler cette idée: nous avons vu, plus haut, que dans une langue comme le turc on ne peut pas avoir un verbe transitif sans objet; lorsque celui-ci n'est pas sémantiquement défini, l'énonciateur a recours à un objet indéfini. Le point important est que cet objet-là doit avoir un sens proche du sens de verbe, nous reprenons l'exemple (2-24):

(2-45=2-24) Adam yemek yedi.
(l'homme / nourriture / mangea)
L'homme mangea (de la nourriture).
(Underhill 1976:52).

On peut constater que nous ne pouvons employer qu'un substantif dont le sens est d'une manière ou une autre lié à celui du verbe, ici nous avons "nourriture" et "manger" (le verbe et son objet interne). Ce n'est pas toujours le cas. Souvent, nous n'avons pas l'obligation d'une proximité sémantique entre le substantif et le verbe, surtout lorsque celui-ci est presque vide de sens. De cette manière on peut avoir des associations sémantiques assez inhabituelles, comme l'exemple suivant qui vient du persan:

(2-46) diruz vasate xiâbân zamin xordam
(hier / milieu de / rue / terre / je mangeai)
Hier je suis tombé par terre au milieu de la rue.

Effectivement il n'y a pas de proximité sémantique entre "terre" et "manger", mais lorsqu'il s'agit d'un verbe composé, c'est le sens général du composé qui est pris en compte et non pas le somme des sens des deux éléments de la composition. Ainsi, en persan l'expression "manger de la terre"veut dire "tomber" 35 . Ce qui vient confirmer cette idée est le fait que dans les langues qui ont des verbes composés, souvent le sens général est donné dans le dictionnaire sous l'entrée du substantif satellite, ce qui n'est pas fait pour des composés objet interne-verbe dont le sens est prévisible à partir de la somme des sens des deux éléments.

En conclusion nous pouvons dire que la composition a deux fonctions sémantiques: interne et externe. La fonction interne de la composition consiste à trouver une équilibre en employant le substantif pour délimiter le champ d'application du procès exprimé par le verbe. La fonction externe est essentiellement l'énonciation de la généricité du procès, mais la composition peut aussi jouer le rôle de focalisateur de la notion qu'il exprime.

Notes
35.

En effet l'association sémantique entre "manger" et "terre" pour exprimer le fait de tomber paraît inhabituelle pour un francophone. Mais il faut croire que cette association n'est pas si inhabituelle que cela, le français a l'expression "mordre la poussière" qui, évoquant la même image mentale, effectue la même association.