2.5. Les mécanismes de la composition

Il est évident qu'il n'existe pas qu'un seul mécanisme qui entre en jeu pour que le processus de composition ait lieu, mais il est intéressant de voir comment, le long des décennies, deux éléments de l'énoncé se rapprochent et se transforment en un seul élément composé. Nous avons vu que les facteurs syntaxique, sémantique et pragmatique interviennent directement dans ce processus, mais ce qui nous intéresse ici est de voir quel chemin parcourent les deux (ou parfois plus) éléments pour arriver à l'état de composé. Pour ce faire, nous allons nous baser sur le travail de Hopper et Traugott (1993) sur la grammaticalisation, bien que la composition ne nous semble pas être un cas de grammaticalisation. Les auteurs introduisent une notion qui nous paraît très importante, à savoir la notion de "ré-analyse". Elle est définie par Langacker comme "change in the structure of an expression or class of expressions that does not involve any immediate or intrinsic modification of its surface manifestation" (1977: 58) 37 . Les auteurs pensent que dans tout processus de changement de nature d'un élément, chaque forme suit un chemin dans le temps pour passer par plusieurs états et arriver à sa forme définitive. Ce chemin est appelé un "cline". Ce qui paraît intéressant pour nous, c'est qu'un élément peut s'arrêter à n'importe quel point du "cline", il n'est pas obligé d'aller jusqu'au bout. En effet, un exemple de ré-analyse est la fusion, où deux ou plusieurs mots perdent leurs frontières et, ensemble, forment une seule unité. En ce qui concerne la fusion proprement dit, elle implique le phénomène de "rebracketing", au cours duquel les formes acquièrent de nouvelles frontières grâce à un changement d'anciennes limites des mots en présence (mais un "rebracketing" le long d'un "cline" ne mène pas toujours à une fusion). Ainsi, nous pensons pouvoir dire que l'incorporation de l'objet est un exemple de fusion: les deux éléments perdent leurs anciennes frontières et s'amalgament pour former une nouvelle unité.

Ce que nous essayons de faire à présent est d'appliquer les explications ci-dessus à la composition: nous pouvons considérer le phénomène de composition comme une fusion qui s'est arrêté à un point donné du "cline" bien avant le point final (avant d'arriver à la fusion). Dans ce cas, il y a effectivement le processus matériel de "rebracketing" dans la mesure où les frontières entre deux éléments changent de place. Prenons les phrases suivantes du telugu:

(2-49) sita pelli(ni) cucusindi.
(Sita / mariage (ACC) / regarda)
Sita a regardé le mariage.
c sita pelli cesu-kunn-di.
(Sita / mariage / faire-REFL-PAS)
Sita s'est mariée.
(R. Pelletier 1990:336)

Dans la première phrase les frontières qui séparent les différents arguments sont d'une part la frontière entre le verbe et les arguments nominaux; et d'autre part celle qui sépare les deux constituants nominaux, à savoir le sujet (Sita) et l'objet qui peut être marqué par l'accusatif (pelli). On peut voir que les éléments de la deuxième phrase sont les mêmes (nous ne tenons pas compte du changement survenu au niveau du verbe par l'ajout du morphème du réflexif), par contre la distribution des rôles sémantiques ne sont plus les mêmes: l'élément pelli ne peut ni être marqué par l'accusatif ni prendre un quelconque déterminant ni être relativisé (Ibid., p. 340). Dans ce cas il se comporte comme un morphème faisant partie du verbe de la phrase. C'est de cette façon que nous pouvons imaginer une sorte de réorganisation de l'énoncé où l'élément objet s'est intégré au verbe, c'est ce qu'on peut appeler le "rebracketing". Mais dans ce processus d'intégration, nous n'allons pas jusqu'au bout: nous nous arrêtons à un point donné du "cline" et la fusion (morphologique) n'a pas lieu.

Il ne faut pas perdre de vue que ce qui vient d'être dit il n'y a pas de contradiction avec les raisons évoquées plus haut, à savoir les raisons sémantique, syntaxique et pragmatique. Si la ré-analyse peut avoir lieu c'est parce que le verbe est sémantiquement vide (ou presque), que l'objet est pragmatiquement non saillant, et que syntaxiquement, il ne peut plus avoir des marques d'objet et des déterminants d'un argument autonome.

Notes
37.

Cité par Hopper et Traugott, op. cit., p. 40.