2.6. Conclusion: la comparaison entre l'incorporation et la composition

Il nous semble que l'incorporation de l'objet et la composition objet-verbe peuvent être considérées comme deux degrés plus ou moins poussés d'un même phénomène, à savoir la coalescence. Dans ce phénomène, l'objet perd son autonomie syntaxique et tend à s'unir avec le verbe. Dans l'incorporation l'union objet-verbe va jusqu'au bout pour donner un élément morphologiquement (et phonologiquement) cohérent et unitaire. Dans la composition, ce degré d'union est moindre, si bien que dans la plupart des cas l'objet reste morphologiquement autonome et bien distinct du verbe. Donc au point de vue morphologique nous n'avons pas les mêmes propriétés dans les deux cas. En ce qui concerne les propriétés syntaxiques, nous pensons qu'on peut parler de ressemblance entre les deux types de coalescence. En effet dans les deux cas le substantif est pratiquement lié au verbe, même si dans certains cas et dans certaines langues il peut montrer une certaine autonomie (cf. 1-7), cette autonomie est bien trop limitée pour qu'on puisse parler d'un objet, il reste un substantif incorporé ou satellisé dans les deux cas. De même il nous semble qu'au point de vue sémantique aussi bien que pragmatique, les deux types de coalescence se ressemblent beaucoup: dans les deux cas le substantif apporte un sens supplémentaire au verbe qui voit son champ sémantique se spécialiser, ce qui aboutit à une composition sémantique entre le substantif et le verbe; et dans les deux cas, au niveau pragmatique, le substantif doit être non saillant pour le discours pour que son incorporation ou sa composition puisse avoir lieu pour en quelques sortes l'éliminer du premier plan et le mettre en arrière plan.

Il a été dit que Mithun distingue quatre types d'incorporation nominale qui sont en même temps les quatre étapes de l'évolution de l'incorporation. Selon Mithun, la première étape de l'incorporation c'est ce que nous venons de voir, c'est-à-dire la composition objet-verbe 38 . Ceci veut dire que d'une part les langues incorporantes (celles que nous avons étudiées au premier chapitre) possèdent toutes la composition objet-verbe, et d'autre part une langue peut n'avoir que la composition, parce que l'évolution peut s'arrêter à n'importe quelle étape. En effet elle donne l'exemple du hongrois et du turc comme les langues ayant le premier type et la première étape d'incorporation (ce que nous appelons la composition) (op. cit., pp. 872-3). Le fait que Mithun considère la composition comme la première étape et le premier type d'incorporation nominale nous montre les liens étroits existant entre ces deux phénomènes.

En ce qui concerne le mécanismes conduisant à l'incorporation et à la composition, nous pouvons revenir sur la notion de ré-analyse pour expliquer la différence entre deux phénomènes: nous avons vu que la composition est un processus qui s'est arrêté à un point donné sur un "cline" qui aboutit à la fusion; de même nous pouvons dire que l'incorporation est le même processus, sauf qu'ici il va jusqu'à bout pour aboutir à la fusion entre le constituant nominal et le verbe.

Le point qui nous paraît très important lorsqu'on parle du phénomène de coalescence, quel que soit le degré de rapprochement des constituants, c'est le fait qu'il faut distinguer d'une part les fonctions de la coalescence, et d'autre part ce qu'on peut appeler la base de celle-ci. Autrement dit il nous semble qu'à partir du moment où l'incorporation ou la composition a lieu, elle présente un certain nombre de propriétés qui sont comparables dans différentes langues, mais en ce qui concerne la ou les raisons qui permettent à l'énonciateur à se servir de ce processus, elles diffèrent généralement d'une langue à l'autre, et parfois même d'une phrase à l'autre dans la même langue. Pour développer ce point, nous revenons à l'article de Sasse sur les langues couchitiques. D'après lui, en dullay bien que l'incorporation de l'objet ait une fonction primaire pragmatique, elle opère sur une base sémantique, à savoir qu'elle est limitée à des cas où le complément présente un degré peu élevé d'indépendance sémantique; dans une langue comme boni, par contre, l'incorporation est essentiellement pragmatique, les substantifs sont incorporés, quel que soit leur fonction syntaxique dans la phrase, à partir du moment où ils doivent exprimer une uniformité informative au niveau du rhème (cf. 1.6.2), ce qui fait qu'en boni même le sujet peut être incorporé (op. cit., pp. 255-6). Bien évidement la fonction sémantique de l'incorporation qui se manifeste dans de tels cas peut être considérée comme un effet de l'incorporation sur la phrase.

Nous pensons que ce qui a été dit pour l'incorporation est aussi vrai pour la composition. Le fait que la composition objet-verbe a des fonctions comparables à travers différentes langues ne doit pas nous faire oublier que son point de déclenchement peut varier de tout au tout d'une langue à une autre. Certaines langues la pratiquent pour des raisons sémantiques, et d'autres y ont recours pour des raisons pragmatiques.

Notes
38.

Il faut préciser que selon l'auteur, la coalescence objet-verbe peut apparaître et disparaître dans une langue au cours de son évolution. Par ailleurs, ce qu'elle entend par les étapes de l'évolution de l'incorporation c'est le fait que si une langue possède le quatrième type de l'incorporation, elle possède certainement les trois autres; si elle possède le troisième type, elle possède certainement les types un et deux, ainsi de suite. Elle pense aussi que l'évolution de l'incorporation dans une langue peut s'arrêter à n'importe quelle étape, ce qui veut dire qu'aller jusqu'au quatrième type d'incorporation n'est pas obligatoire.