3. Quelques éléments de la langue persane

3.1. Le substantif

En persan, les substantifs n'ont pas de morphologie casuelle. Par ailleurs, il n'y a pas de genre pour les éléments nominaux, et ils ont deux nombres, le singulier et le pluriel.

Le pluriel des substantifs se forme par la suffixation d'un des morphèmes -(h)â ou -ân. Alors que le morphème -(h)â est largement employé dans la langue parlée et que sous forme de - il est aussi employé dans la langue littéraire pour les inanimés, -ân n'est employé que dans la langue littéraire pour les substantifs dont le référent est animé:

(3-1) miz- / *miz-ân / doxtar-doxtar-â / doxtar-ân
table-pl / *table-pl / fille-pl (langue parlée) / fille-pl (langue littéraire)

En ce qui concerne le singulier, il a comme fonction primaire de signaler l'unité du référent d'un substantif, mais il sert aussi pour référer à une quantité indéterminée, qui peut être indénombrable ou encore dénombrable et dont le nombre exacte des individus n'est pas pertinent. Par exemple, si on ne peut parler que de âb (eau, de l'eau) quand on se réfère à un verre d'eau ou encore à l'action de boire de l'eau, de la même manière on peut parler de ketâb (livre, du livre) lorsqu'on ne veut pas mettre en avant le nombre de livres dont on parle (Lazard 1957:58).

Il nous semble que ce dernier emploi du singulier persan peut être considéré comme faisant partie d'une tendance plus générale de plusieurs langues qui marquent le constituant nominal à référent indéfini par un morphème zéro. Ainsi, comme D. Creissels le souligne (1979:177-8), le hongrois peut marquer un substantif de trois manières différentes qui ont, chacune, une relation bien précise avec les notions de générique et de spécifique:

(3-2) elment az orvoshoz.
Il est allé chez le médecin.
(3-3) elment egy orvoshoz.
Il est allé chez un médecin.
(3-4) orvoshoz ment.
"Il est allé chez médecin".

Dans les deux premières phrases où le substantif marqué par le morphème casuel (el-) orvoshoz est précédé une fois de l'article défini az et une autre fois de l'article indéfini egy, le substantif renvoie à une entité spécifique, une fois défini et une fois indéfini. Par contre, dans la troisième phrase où le substantif est "marqué" par le morphème zéro, il renvoie non plus à une entité spécifique, mais à un concept. Donc le substantif a un sens générique et on peut traduire cette phrase en français comme suit: "il est allé se faire soigner" (Ibid.).

Le baoulé a le même type de marquage: le substantif nu soit renvoie au concept, soit signifie que la quantité du référent du substantif n'est pas pertinente (Creissels 1991:147). De ce fait, dans cette langue quand on parle de "pot(s)" et qu'on veut parler du concept, ou encore dont le nombre n'est pas important, on a:

(3-5) ò-fà-lì
(il-a-pris / pot)
Il a pris un/des pot(s).
(Ibid.)

En persan la situation est un peu différente. Le substantif nu peut effectivement être de sens générique: lorsqu'en persan nous avons ketâb mixânam ("je lis du livre"), nous avons la même situation que la troisième phrase hongroise ou la phrase baoulé: le substantif ketâb ne renvoie plus à une ou plusieurs entités individualisées donc spécifiques, mais à un concept général. Nous pouvons traduire cette phrase par: "je fais de la lecture de livre". Mais ce n'est pas tout: là où le persan se distingue de ces deux langues c'est par l'emploi du substantif nu comme défini donc spécifique, puisque l'article défini n'existe pas (en tout cas dans le registre standard; nous allons voir cela plus loin) et ce n'est que lorsque le substantif est indéfini qu'il est marqué. Il est évident que la différence entre le substantif générique et défini ne se laisse appréhender que dans le contexte. Comme nous le verrons plus loin, cette différence entre un substantif générique et un substantif spécifique est le cœur du problème des verbes composés.

L'article défini n'existe pas en persan littéraire et standard, mais dans la langue parlée, il y a les deux formes d'un morphème qui sont -e et -a et qui jouent le rôle de l'article défini:

(3-6) asb-a ro didi ceqadar qašang bud 39
(cheval-ART DEF / POST / tu vis / combien / joli / il était)
Tu as vu comme le cheval était beau?

Par contre le persan standard comme le persan parlé possède des articles indéfinis: yek (un), -i (article proprement dit) ou la combinaison des deux:

(3-7) yek medâd / medâd-i / yek medâd-i
un crayon

La différence entre ces trois types d'article est que yek est souvent employé dans la langue parlée, l'article -i est propre à la langue standard ou littéraire, et la combinaison des deux peut être employée dans tous les registres.

A côté de -i indéfini, il existe une autre unité, le -i dit de définition, et en compagnie du morphème ke (que) sert à introduire une proposition relative:

(3-8) nur-i ke be surat-e farâsorx paxš mišod inak be nur-e sorx tabdil šode ast
(lumière-ART / que / à / aspect-EZ / infrarouge / émission / devenait / maintenant / à / lumière-EZ / rouge / échange / PP de devenir / AUX 1sg)
La lumière qui était émise en infrarouge est transformée en lumière rouge à ce stade.

La question qui se pose est la suivante: est-ce qu'il s'agit de deux emplois d'un seul morphème ou est-ce que nous avons deux morphèmes différents? Dans son article, G. Lazard (1966) a démontré qu'il existe plusieurs différences entre les emplois de ces deux morphèmes qui pourraient nous conduire à conclure qu'il s'agit effectivement de deux morphèmes. Ces différences sont les suivantes:

  • 1. En ce qui concerne leur distribution dans la phrase, les deux -i ne se comportent pas de la même manière. Le morphème -i sans corrélation avec ke n'est pas compatible avec les démonstratifs, les superlatifs et les pronoms personnels, ce qui n'est pas le cas de -i suivi de ke:
(3-9) in nur-i ke mibinid / *in nur-i mibinid
cette lumière que vous voyez
(3-10) zibâ-tarin nur-i ke mibinid / *zibâ-tarin nur-i mibinid
la plus belle lumière que vous voyezv
(3-11) ân-i ke mibinid / *ân-i mibinid
celui (ou ceci) que vous voyez

Donc il y a une différence de distribution entre les deux morphèmes.

  • 2. En persan il existe deux types de relatives: la relative déterminative qui "détermine" son antécédent, et la relative appositive qui introduit une prédication supplémentaire. La distinction entre les relatives se fait à l'aide de l'intonation différente de chacune d'entre elles. Dans une relative appositive, -i commute avec zéro sans que cela change la structure de la phrase complexe; alors que si dans une relative déterminative on enlève le morphème -i, celle-ci se transforme en une relative appositive:
(3-12) piremard-i // ke zâheran nâxos bud boland sod (appositive)
(vieillard-ART / qui / apparemment / malade / était / haut / devint)
Le vieillard, qui semblait malade, se leva.
(3-13) piremard-ø // ke zâheran nâxos bud boland sod (appositive)
Le vieillard, qui semblait malade, se leva.
(3-14) piremard-i ke zâheran nâxos bud / boland sod (déterminative)
Le vieillard qui semblait malade se leva.
(3-15) piremard-ø // ke zâheran nâxos bud boland sod (appositive)
Le vieillard, qui semblait malade, se leva.

Donc dans le couple de phrase (3-12)/(3-13) l'absence de -i n'a rien changé à l'intonation de la phrase, elle reste appositive. Par contre, dans le couple (3-14)/(3-15) la suppression de -i a transformé une relative déterminative en une relative appositive. Ainsi, tout laisse à croire que nous avons affaire à deux morphèmes différents, mais il existe une zone entre les deux cas extrêmes où l'opposition de deux types de relatives est neutralisée, et où on ne peut plus les distinguer. De ce fait, G. Lazard propose de ne voir qu'un seul morphème qui a la fonction fondamentale de "sélection" (parce que chaque fois qu'un substantif ou un syntagme est marqué par -i, il lui donne le sens de "un individu particulier choisi parmi plusieurs"), mais qui prend une fonction supplémentaire de ligateur chaque fois qu'il est ajouté à une relative déterminative (op. cit., pp. 252-7).

En résumé on peut dire que le persan standard possède des articles indéfinis (-i, yek), et pas d'article défini; le persan parlé a les mêmes articles indéfinis mais en plus il possède un article défini (-e ou son allomorphe -a). Le morphème -i peut aussi servir comme ligateur dans la structure d'une phrase complexe ayant une relative déterminative.

Notes
39.

Dans la langue parlée, la postposition peut se prononcer ro.