3.2 L'adjectif

Du point de vue morphologique l'adjectif persan ne varie pas selon le nombre du terme qu'il détermine. Traditionnellement, il est défini comme "le mot ou le groupe de mots qui dépend du nom et qui exprime une des caractéristiques de celui-ci." (Zamanian 1988:54), ou encore "l'adjectif est le mot qui s'ajoute au nom pour en décrire l'état ou la qualité." (Natelkhanlari 1993:65). Nous observons que dans ces définitions, c'est le caractère sémantique qui est mis en avant. Il nous semble que l'adjectif persan a besoin d'une définition plutôt syntaxique.

Il faut remarquer que la catégorie de l'adjectif n'est pas nettement délimitée, et elle déborde sur la catégorie des substantifs 40 . Ceci veut dire qu'il existe en effet des unités qui ne peuvent pas, dans l'absolu, être reconnues soit comme des adjectifs soit comme des substantifs. Leur reconnaissance dépend du contexte dans lequel ils sont employés. A titre d'exemple, prenons le mot xub (bon; bien), classé définitivement dans la catégorie des adjectifs. En effet, dans une phrase comme

(3-16) pedar-aš zendegi-ye xub-i dârad 41
(père-sien / vie-EZ / bon-un / a)
Son père a une bonne vie (il vit bien).

xub est effectivement un adjectif parce qu'il est le déterminant d'un syntagme épithétique. Mais on peut avoir une phrase comme

(3-17) xub-ân hame raftand
(bon-pl / tout / partirent)
Les bons partirent tous (ils sont morts).

Ici, le mot xub est apparemment un substantif qui peut accepter le morphème du pluriel -ân et fonctionne comme le sujet de la phrase. Par contre, il y a des unités qui sont, dans l'absolu, considérées comme des substantifs, alors qu'il y a des phrases où elles peuvent jouer le rôle d'un adjectif. Comparons les deux phrases suivantes, où le mot xar (âne) est employé une fois comme substantif, et une autre fois comme adjectif:

(3-18) gâv-ân o xar-ân-e bârbardâr 42 ...
(vache-pl / et / âne-pl-EZ / porteur de charge)
Les vaches et les ânes porteurs de charge...
(3-19) pesar-e-ye xar aql-eš be hic ciz ne-mirese
(garçon-ART-EZ / âne / intelligence-sien / à / rien / chose / NEG-arrive)
Cet imbécile de garçon ne comprend rien.

Bien que la deuxième phrase soit plutôt du registre familier, on peut tout de même voir que dans cette même phrase le mot xar qui est considéré comme substantif est employé comme adjectif.

Etant donné ces deux fonctions, comment peut-on ranger ces unités dans l'une ou l'autre catégorie grammaticale? Ceci n'est pas un problème particulier à la langue persane, il s'agit plutôt d'un problème général qui concerne la presque totalité des langues qui possèdent des unités adjectivales. Par exemple, en français aussi il existe des unités qui se comportent de la même manière. Comme il a été remarqué par D. Creissels, le français possède des termes qui ne peuvent pas être classés dans une des catégories de substantif ou d'adjectif si on reste au niveau de l'unité phrastique. Prenons le syntagme "chemise rouge"qui est effectivement constitué du substantif "chemise" et de l'adjectif "rouge", sans qu'on puisse leur attribuer des catégories définitives parce qu'à côté, il y a aussi des syntagmes comme "la chemise" et"larouge", de même que des phrases comme "il est très chemise" (Creissels 1995:100). Pour pouvoir apporter une solution à ce problème, D. Creissels propose de considérer la notion d'adjectif postérieure à la notion de syntagme épithétique, ce qui permet de désigner non seulement les unités qui fonctionnent essentiellement comme des déterminants dans un syntagme épithétique, mais aussi des unités qui ont une affinité particulière avec la fonction de déterminant dans certains de leurs emplois comme des adjectifs. Et dans le cas de ces dernières, rien n'exclut de leur reconnaître d'autres statuts par leurs autres emplois (Ibid.).

Cette théorie peut d'une part expliquer le cas des unités prises isolément comme xar et xub en persan ou encore "chemise" et "rouge" en français, et d'autre part elle peut servir de base pour comprendre les limites floues entre les catégories de substantif et d'adjectif dans les langues les plus diverses. Ainsi, on peut dire qu'en persan il y a un continuum constitué des unités nominaux qui possède à une extrémité les substantifs et à l'autre les adjectifs. Vers le milieu de ce continuum, nous retrouvons justement ces termes qui ne peuvent pas être catégorisés en absolu.

Notes
40.

Comme il a été remarqué par G. Lazard (1957: 84) la catégorie des adjectifs interfère également avec celle des adverbes, c'est-à-dire qu'à côté des unités qui peuvent fonctionner à la fois comme adjectif et comme substantif, il y a aussi des unités qui, selon le syntagme dans lequel elles sont employées, peuvent être soit adjectifs soit adverbes.

41.

Il est à noter que lorsque le syntagme nominal comprend un adjectif et qu'il est indéfini, le morphème de l'indéfini -i se suffixe souvent au dernier élément du syntagme.

42.

Dans les registres parlé et littéraire, va (et) peut se prononcer o.