3.3 Les pronoms et les indices

En ce qui concerne les pronoms personnels, il faut, dès le départ, opérer une distinction entre les pronoms véritables, c'est-à-dire les formes qui ont une distribution et un comportement syntaxique identiques aux substantifs, et les pronoms dits conjoints, qui n'ont ni la même distribution ni les mêmes propriétés syntaxiques que les substantifs. Le premier groupe est constitué des unités autonomes suivantes:

(3-20)
  singulier pluriel
élocutif man
allocutif to šomâ
délocutif u / vey ânhâ / išân

La différence entre u / vey d'une part et ânhâ / išân d'autre part est avant tout d'ordre stylistique, le deuxième n'est employé que dans la langue soutenue ou standard. De plus, išân se réfère à des êtres humains et non pas à des choses, ni aux animaux. Les exemples suivants montrent que ces pronoms ont la même distribution que les substantifs:

(3-21) âraš ham bâ simin miyâd
(Arash / aussi / avec / Simin / vient)
Arash vient aussi avec Simin
(3-22) mâ ham bâ šomâ miâyim
(nous / aussi / avec / vous / nous venons)
Nous aussi nous venons avec vous.
(3-23) daftar-e ali tu-ye âb oftâd
(cahier-EZ / Ali / dans-EZ / eau / il tomba)
Le cahier d'Ali est tombé dans l'eau.
(3-24) daftar-e man tu-ye âb oftâd
(cahier-EZ / moi / dans-EZ / eau / il tomba)
Mon cahier est tombé dans l'eau.

Le deuxième groupe comprend ce qu'on appelle traditionnellement des pronoms conjoints. Ils n'ont pas les mêmes propriétés que les précédents, et surtout ils ne sont pas toujours commutables avec des substantifs, et de ce fait, il nous semble nécessaire de les distinguer des premiers en leur donnant la désignation d'"indice", et préciser, si possible, leur fonction dans la phrase par des noms comme indice de sujet ou d'objet.

Les indices de sujet, qui se suffixent au verbe, sont les suivants:

(3-25)
  singulier pluriel
élocutif -am -im
allocutif -i -id
délocutif -Ø, -ad 43 -and
(3-26) ali be ketâbxâne raft-Ø, ba'd bâ âraš be xâne barmigard-and
(Ali / à / bibliothèque / il alla / ensuite / avec / Arash / à /maison / ils reviennent)
Ali est allé à la bibliothèque, plus tard lui et Arash reviendront à la maison.

Les indices d'objet peuvent se suffixer au verbe s'il est transitif; ils se placent après les indices de sujet (cf. la fonction objet) :

(3-27)
  singulier pluriel
élocutif -am -emân
allocutif -at -etân
délocutif -aš -ešân

A côté de ces indices, il y en a d'autres qui se suffixent aux substantifs:

(3-28)
  singulier pluriel
élocutif -am -emân / emun
allocutif -at -etân / etun
délocutif -aš / eš -ešân / ešun

Ces indices peuvent avoir plusieurs fonctions différentes. Par exemple, ils peuvent jouer le rôle du possessif en déterminant un substantif, et c'est uniquement dans cette fonction qu'ils peuvent commuter avec des pronoms, ou ils peuvent intervenir dans certaines constructions impersonnelles où ils font référence à la personne concernée par le procès exprimé par le verbe (Lazard 1957:104). Dans ce dernier emploi, on ne peut pas les commuter avec des substantifs:

(3-29) az in ketâb-et xeyli xoš- umade
(de / ce / livre-ton / très / plaisir-I.3sg / est venu)
Ton livre lui plaît beaucoup.

Dans cet exemple, nous avons deux indices: -et et -. Le premier est commutable avec un substantif, c'est-à-dire qu'on peut dire ketâb-e to au lieu de ketâb-et; mais dans la deuxième occurrence où nous avons affaire à une expression impersonnelle (xoš-eš umâde) on ne peut pas dire *xoš-e u, la seule forme possible est l'indice. On remarque que l'indice est un morphème totalement dépendant de son élément déterminé, et de ce fait il ne peut pas avoir les propriétés d'un substantif autonome.

Ce double paradigme de pronoms personnels n'est pas une particularité de la langue persane. En hongrois, par exemple, il existe des indices qui se suffixent au substantif et qui ont pour fonction sémantique de référer à la personne concernée par la possession. Ils peuvent être accompagnés des pronoms autonomes ou pas, parce que leur présence seule suffit. Ainsi, nous pouvons avoir deux paradigmes morphologiques différents:

(3-30) (az) én könyv-em
((le) / moi / livre-mien)
mon livre
((le) / toi / livre-tien)
(a) te könyv-ed
ton livre
(az) ö könyv-e
((le) / lui / livre- sien)
son livre etc.
(3-31)
(a) könyv-em
((le) / livre-mien) mon livre
(a) könyv-ed
((le) / livre-tien) ton livre
(a) könyv-e
((le) / livre-sien) son livre etc.

On remarque que la fonction de -em dans könyv-em est assez semblable à la fonction de -am dans ketâb-am.

La langue turque possède aussi ce type d'indice. Il s'agit, comme en persan ou en hongrois, des indices qui expriment la possession:

(3-32)
kitab-im kitab-in kitab-i
mon livre ton livre son livre
kitab-imiz kitab-iniz kitab-i
notre livre votre livre leur livre

En persan, la ressemblance morphologique entre les indices exprimant la possession ou la personne concernée avec les indices d'objet pose un problème lorsqu'il s'agit des verbes composés. En effet, avec ces derniers nous pouvons avoir des phrases comme 44 :

(3-33) ali asb ro zin- kard
(Ali / cheval / POST / selle-I.3sg / il fit)
Le cheval, Ali l'a sellé.

L'indice - renvoie, sémantiquement, à l'objet de la phrase, à savoir asb (cheval), ce qui nous laisse penser qu'il s'agit d'un indice d'objet. Par ailleurs cet indice se suffixe non pas au verbe, mais au substantif, ce qui est le cas des indices qui expriment la possession; étant donné que morphologiquement il n'y a pas de différence entre les indices d'objet et les indices exprimant la possession, il est difficile de donner un statut à tels indices. De ce fait, nous avons décidé de ne parler d'indices d'objet que si ceux-ci se suffixent au verbe. En ce qui concerne les indices comme celui de notre exemple, nous nous contanterons de les appeler les "indices" 45 .

Notes
43.

L'indice zéro est employé pour le passé, l'indice -ad pour le présent.

44.

La langue soutenue n'emploie pas l'objet et son indice dans la même phrase; la langue parlée, au contraire, fait un usage assez fréquent de l'indice de l'objet même en présence de l'objet lui-même; notre exemple est tiré de la langue parlée (ro est une des prononciations de la postposition dans la langue parlée).

45.

Ces indices peuvent se suffixer à d'autres éléments de l'énoncé dans la langue parlée. Nous en donnons quelques exemples, empruntés à G. Lazard (1957: 102-5):

1. Ils peuvent se suffixer aux prépositions:

be-m goft ( be man goft)

(à-I / il dit (à / moi / il dit))

il m'a dit

2. Ils peuvent aussi se suffixer à un adverbe:

unvaqt ke vazir nabudi az hâlâ-t behtar budi

(quand / que / ministre / tu n'étais pas / de / maintenant-I / mieux / tu étais)

Au temps où tu n'étais pas ministre, tu étais bien mieux.

3. L'indice d'élocutif singulier peut se suffixer à un verbe pour représenter son sujet:

umad-eš

(il vint-I)

Il est venu.

Dans le cas du verbe dâdan (donner), nous avons remarqué que parfois l'indice qui se suffixe au verbe peut ne pas être l'indice d'objet. C'est surtout le cas de certaines phrases de la langue parlée:

âraš ketâb o be man dâd

(Arash / livre / POST / à / moi / il donna)

Arash m'a donné le livre.

âraš ketâb o dâd-am

Arash m'a donné le livre.

Cette dernière phrase contient un indice suffixé au verbe qui n'est pas l'indice d'objet: sémantiquement, il renvoie non pas à l'objet de la phrase, mais au complément prépositionnel (be man).