3.5.2. Le temps et l'aspect

Traditionnellement les formes du verbe persan sont classés selon leur temporalité, il y a donc trois classes de formes verbales, et tout l'étiquetage réfère au temps, comme on vient de le voir (ce point de vue n'est pas propre à la grammaire traditionnelle persane, on sait que la grammaire traditionnelle française classe aussi les verbes selon le "temps" qu'ils expriment). Ainsi, chaque forme verbale conjuguée est censé porter en elle une indication temporelle qui permet de la distinguer des autres formes, et c'est par cette indication que la classification des tiroirs verbaux s'effectue.

Pourtant, lorsqu'on étudie les formes verbales de plus près et surtout quand on s'intéresse à leur emploi concret dans les énoncés produits par les locuteurs persanophones, on constate très vite que le classement traditionnel basé sur la temporalité ne tient plus.

Pour mieux illustrer l'insuffisance de la définition traditionnelle, prenons l'exemple du tiroir traditionnellement appelé le passé simple (mâziye sâde) ou encore le passé absolu (mâziye motlaq). Ce tiroir est défini essentiellement comme comportant les formes verbales qui renvoient à une action ou à un état dans le passé (Meshkotod Dini 1987; Zamanian 1988; Natelkhanlari 1993).

Effectivement le passé simple est souvent employé pour exprimer un procès qui s'est déroulé dans le passé; mais il y a des cas, dont le nombre n'est pas négligeable, où ce même tiroir sert à exprimer un procès dans le futur:

(3-46) xob, man digar raftam
(bien / moi / donc / j'allai)
Bien, je m'en vais donc.
(3-47) hanuz ke nayâmade, vaqti resid to boro tu-ye otâq
(encore / que / il n'est pas venu / quand / il arriva / toi / vas / dans-EZ / chambre)
Il n'est pas encore venu, quand il arrive va dans la chambre.

Compte tenu de la définition traditionnelle, nous sommes effectivement en face d'un problème: comment une forme qui ne peut que décrire une action ou un état dans le passé peut renvoyer au futur? La seule explication qui nous paraît pouvoir rendre compte de son emploi est que ce tiroir est en fait aspectuel et non pas temporel. En ce qui concerne l'aspect, D. Creissels le définit ainsi:

"... la localisation du procès sur l'axe du temps, mais c'est une localisation (à la différence de ce que prévoient les définitions traditionnellement données du «temps» ) relative à un repère qui ne coïncide pas nécessairement avec le moment de l'énonciation." (Creissels 1991:333).

Ainsi, l'emploi du tiroir appelé "passé simple" avec une valeur temporelle future ne pose aucun problème, parce qu'en fait il s'agit d'envisager le déroulement du procès par rapport à un repère situé dans le futur. Donc quand on dit

(3-48) diruz be ketâbxâne raftam
(hier / à / bibliothèque / j'allai)
Je suis allé à la bibliothèque hier.

le procès est vu à partir d'un repère qui coïncide avec le moment de l'énonciation, mais quand on dit raftam (j'allai) alors qu'on n'est pas encore parti, le verbe ne comportant pas d'indication temporelle; c'est le contexte qui lui donne une valeur temporelle qui est, ici, le futur. C'est pour cela que D. Creissels considère le verbe comme un des éléments de l'énoncé qui participe à l'attribution d'une valeur temporelle à l'énoncé, et lorsqu'il est le seul élément avec cette fonctionnalité, la valeur temporelle de l'énoncé est calculée par défaut (Creissels 1995:172). Ceci nous amène à distinguer, au niveau temporel, plusieurs types d'énoncés comportant un verbe au passé simple:

(3-49) âraš diruz âmad.
(Arash / hier / il vint)
Arash vint hier.
(3-50) âmad!
(il vint)
Il arrive!
(3-51) âmad
(il vint)
Il vint / Il arrive

Le verbe de (3-49) réfère effectivement au passé, et si cette interprétation ne pose aucun problème, c'est grâce au contexte, ou plus précisément à l'adverbe diruz (hier) qui pose un repère temporel clair. Le verbe y participe par sa capacité à posséder une valeur du passé. Le même verbe dans l'énoncé suivant ne pose pas de problème non plus: bien qu'il n'y ait pas d'adverbe, c'est la situation de l'énonciation qui donne une valeur temporelle au verbe: ici, il dénote le futur (il s'agit d'une situation où par exemple une mère demande à son enfant de venir, une troisième personne annonce l'arrivée imminente de l'enfant; ceci est rendu par le point de l'exclamation). En ce qui concerne le troisième énoncé, nous avons délibérément éliminé toute indication contextuelle et situationnelle; on voit bien que l'interprétation de l'énoncé pose des problèmes: s'agit-il d'un futur ou d'un passé? C'est à ce stade que la notion d'attribution de valeur temporelle par défaut entre en jeu. Effectivement un énoncé comme celui-ci, sans aucun repère temporel, est perçu par un persanophone comme ayant une valeur du passé, la traduction "Il vint" est considérée comme plus probable que "Il arrive". Donc le passé simple du persan ne dénote le passé qu'en absence de toute autre indication situationnelle ou contextuelle. Par conséquence, nous pensons que du fait même qu'il n'est pas temporel, ce tiroir doit avoir une étiquette autre que "passé simple"; nous l'avons appelé l'aoriste.

Nous pensons que les autres tiroirs verbaux du persan se comportent exactement de la même manière, à savoir qu'ils n'ont pas de valeur temporelle en soi et qu'ils sont tous aspectuels. Ainsi, nous avons distingué trois aspects verbaux en persan: l'aoriste, l'inaccompli et l'accompli. Le premier dénote une vision globale du déroulement du procès; le deuxième est une vision incidente, c'est-à-dire que le procès est considéré à un certain moment de son déroulement; et enfin l'aspect accompli donne une vision rétrospective du procès.