3.7.2.4. La définitude et la généricité de l'objet en persan

Jusqu'à présent, à chaque fois que nous avions affaire à un objet non marqué tendant à former un composé avec le verbe, nous avons parlé de l'objet indéfini (cf. chapitre 2). Il nous paraît intéressant de voir si ce type d'objet est effectivement indéfini ou, comme nous le pensons, générique (pour la différence entre l'indéfini et générique cf. chapitre 1).

Nous avons étudié les propriétés de l'objet persan plus haut et nous avons vu qu'un substantif peut être accompagné des articles indéfini. Dans ce cas, il peut être interprété comme un indéfini spécifique ou non spécifique. S. Karimi propose, citant d'autres linguistes, une solution pour distinguer les deux types d'indéfini (1990:145). En anglais, lorsque l'indéfini peut être repris par le pronom it il est spécifique, alors que si on peut le reprendre par one, il est non spécifique:

(3-107) Mary was looking for a sloop, and
she found one. (non spécifique)
she found it. (spécifique)

En ce qui concerne le constituant nominal indéfini, le persan possède deux morphèmes qui fonctionnent comme l'article indéfini: -i ou yek (un):

(3-108) ali donbâl-e yek ketâb-e âbi migašt
(Ali / derrière-EZ / un / livre-EZ / bleu / il tournait)
Ali cherchait un livre bleu.

Là encore, si on peut continuer la phrase par "et il l'a trouvé" il s'agit d'un indéfini spécifique, alors que si on dit "et il en a trouvé un" il s'agit d'un indéfini non spécifique.

Le constituant nominal générique n'est pas le représentant d'un référent ou plusieurs référents, mais d'un ensemble de référents. Dans une phrase comme "Je suis vendeur de chaussures" nous avons en effet une référence générique pour le substantif "chaussures". En persan nous avons le même cas:

(3-109) âraš kafš miforušad
(Arash / chaussure / il vend)
Arash est vendeur de chaussures.

Le générique du persan est souvent exprimé par un substantif nu, comme dans l'exemple précédent. Néanmoins le substantif générique peut avoir des déterminants, mais ce ne sont ni des articles, ni des démonstratifs. Autrement dit, il peut être déterminé par des éléments nominaux:

(3-110) âraš kafš-e zanâne miforušad
(Arash / chaussure-EZ / feminin / il vend)
Arash vend des chaussures de femme.
(3-111) ali ketâb-e falsafe mixânad
(Ali / livre-EZ / philosophie / il lit)
Ali lit des livres de philosophie.

Nous voyons que les constituants nominaux, bien que déterminés, gardent leur sens générique. En fait lorsque nous disons kafš-e zanâne (chaussure de femme), le constituant nominal nous renvoie non pas à une ou des chaussures de femme, mais à la classe d'objets constituée par les chaussures de femme. En d'autres termes, kafš-e zanâne ou ketâb-e falsafe sont des sous ensembles des ensembles kafš et ketâb respectivement, le fait qu'ils contiennent des individus n'entre toujours pas en compte; c'est pour cette raison qu'ils restent génériques.

Il faut noter que la généricité ne peut pas s'appliquer à tous les constituants nominaux; certains d'entre eux sont définis par nature. C'est notamment le cas des noms propres:

(3-112) iraj šâhnâme mixânad
(Iraj / Livre des Rois / il lit)
Iraj lit le Livre des Rois 50 .

Si nous comparons cette phrase avec une autre telle que iraj ketâb mixânad (Iraj lit un/des livre(s)), nous voyons la différence entre les deux constituants nominaux: šâhnâme a un seul référent, identifiable par les deux interlocuteurs, alors que ketâb réfère la classe des individus dont šâhnâme fait partie.

Là où le cas de persan est délicat c'est la multiplicité de l'interprétation qu'on peut donner au référent du substantif nu. Nous avons vu qu'un tel substantif peut être défini:

(3-113) sag pârs mikonad
(chien / aboiement / il fait)
Le chien aboie.

Mais ce même substantif nu peut avoir un sens générique, c'est-à-dire que la même phrase peut être traduite par: "Un chien, ça aboie" 51 .

De même, dans certaines phrases le substantif nu peut être défini ou indéfini non spécifique:

(3-114) âraš donbâl-e sekreter migardad
(Arash / derrière-EZ / secrétaire / il tourne)
Arash cherche une (quelconque) secrétaire/Arash cherche la secrétaire 52 .

C'est pour éviter ce genre de confusion que la langue a recours à différents procédés. Le défini a son propre article dans la langue parlée (-e ou -a), et en persan standard il est souvent le noyau d'un syntagme nominal:

(3-115) âraš donbâl-e (in) sekreter(-) migardad
(Arash / derrière-EZ / (cette) / secrétaire(-I.3sg) / il tourne)
Arash cherche (cette) (sa) secrétaire.
(3-116) âraš donbâl-e xânom-e sekreter migardad
(Arash / derrière-EZ / madame-EZ / sectétaire / il tourne)
Arash cherche madame la secrétaire.

De la même manière, l'indéfini non spécifique est souvent déterminé par l'article (ou les deux articles) d'indéfini, ce qui le distingue du défini.

Nous déduisons de ces observations que les substantifs spécifiques ou indéfinis non spécifiques sont souvent morphologiquement marqués alors que le substantif générique est souvent nu, et ceci quelque soit la fonction grammaticale du substantif dans la phrase. Autrement dit, si nous avons une phrase comme:

(3-117) ali ketâb mixânad
(Ali / livre / il lit)

l'interprétation la plus logique serait de considérer le substantif nu comme ayant un sens générique, c'est-à-dire de traduire la phrase comme suit: "Ali lit un/des livres".

A partir de cette généralisation, nous pouvons dire qu'en persan ce n'est que l'objet générique (morphologiquement non marqué) qui peut être satellisé par le verbe.

Notes
50.

Il s'agit d'un recueil de poèmes de Ferdowsi, concernant, entre autres, la vie du héros légendaire iranien Rostam.

51.

Il faut faire quelques remarques à propos de ces deux interprétations de la phrase persane: premièrement, la double interprétation ne peut se faire que lorsque la phrase est en dehors de tout contexte ou de toute situation. Deuxièmement, l'accent de la phrase n'a pas la même place dans les deux interprétations: le substantif sag porte l'accent quand il est défini, alors que lorsqu'il est générique c'est pârs qui est accentué. Troisièmement, nous avons montré la phrase sag pârs mikonad à deux persanophones, l'interprétation la plus immédiate est celle où le substantif sag est défini (le chien aboie), mais ils n'ont pas exclu l'interprétation générique.

52.

Nous avons demandé à nos deux informateurs de traduire cette phrase en français pour voir quel est l'article français qu'ils emploieront, l'un a utilisé l'article défini (la secrétaire) alors que l'autre a eu recours à l'article indéfini (une secrétaire).