4.3.1. Le verbe

En ce qui concerne le verbe qui entre en relation de composition, son caractère sémantique le plus important c'est le fait qu'il peut être vide de sens, ou encore qu'il peut avoir un sens très large. Les verbes les plus employés dans la composition sont les suivants: kardan (faire), dâštan (avoir), šodan (devenir), dâdan (donner), zadan (frapper), âvardan (apporter), gereftan (prendre), xordan (manger), âmadan (venir), yâftan (trouver), kešidan (tirer), bordan (porter), et didan (voir) (Lazard 1957).

Le verbe le plus fréquent dans les composés c'est le verbe kardan (faire). En effet, de part son sens très large, on peut dire qu'il est le verbe idéal pour former des composés, parfois même sans perdre tout son sens premier:

(4-21) mâ râ be yek qahve da'vat kardand
(nous / POST / un / café / invitation / ils firent)
Ils nous ont invité à (boire) un café.
(4-22) tamâm-e ba'd az zohr râ kar kardam
(tout-EZ / après / de / midi / POST / travail / je fis)
J'ai travaillé tout l'après-midi.
(4-23) pâ šodam va šoru' kardam be šâne kardan-e mu-yam.
(pied / je devins / et / commencement / je fis / à / peigne / faire-EZ / cheveu-I.1sg)
Je me suis levé et j'ai commencé à me peigner.

A travers les exemples ci-dessus, nous constatons la variété des composés qui peuvent être formés à l'aide du verbe kardan. Par ailleurs, nous remarquons que le substantif et le verbe de chaque phrase constituent des unités sémantiques qui sont respectivement traduites en français par les verbes simples "inviter", "travailler", "commencer" et "peigner". Le choix du même verbe peut souligner le fait que le sens du composé dépend essentiellement du substantif qui l'accompagne, le verbe lui-même étant trop large de sens.

Le verbe kardan peut entrer dans une composition où il perd le peu de sens qu'il a, c'est surtout le cas des composés qui expriment une sensation tels que hes kardan (sens faire; sentir), 'âdat kardan (habitude faire; s'habituer), etc. Si nous disons que le verbe n'a plus de sens c'est essentiellement pour deux raisons. Premièrement, le verbe kardan est transitif, et en tant que tel, son sujet prototypique est sémantiquement un agent, alors que son objet prototypique, est un patient. Comme on le constate, dans les composés ci-dessus les sujets ne sont pas agentifs. Deuxièmement, nous posons un sens de départ pour ce verbe qui est "accomplir quelque chose". On s'aperçoit que dans certains composés, ce sens fait effectivement partie du sens global, alors que dans d'autres ce n'est pas le cas. Autrement dit, on peut dire que dans gerye kardan (pleur faire; pleurer) il s'agit d'accomplir un acte, tandis que dans hes kardan (sens faire; sentir) aucun acte n'est accompli. Ces deux paramètres nous permettent de dire que dans certains composés ce verbe perd son sens. Néanmoins, il serait préférable de dire que ce verbe s'emploie souvent dans des compositions parce que son sens est trop large, ce qui en fait un candidat parfait pour la composition. Par ailleurs, d'un point de vue plus général, les langues qui procèdent à l'incorporation et à la composition emploient souvent ce même verbe; nous pouvons donner les exemples suivants: les composés nahuatl Cac-chihua (chaussure-faire; fabriquer des chaussures), tlaca-chihua (homme-faire; mettre au monde); les composés turc affetmek (pardon faire; pardonner), telefon etmek (téléphone faire; téléphoner); en hindi nous avons perm karna: (affection faire; aimer), viSva:s karna: (confiance faire; avoir confiance), pasand karna: (goût faire; aimer quelque chose) et il y a le verbe composé tamoul kalyaaNam sey (mariage faire; marier). Il nous semble que le sens très général de ce verbe, quelle que soit la langue où il est utilisé, lui confère une affinité particulière avec les structures d'incorporation et de composition.

Le cas contraire est aussi possible: dans certains composés, le verbe garde au moins une partie de son sens. Pour illustrer ce propos, nous avons choisi quelques composés du verbe zadan (frapper):

(4-24) a.kotak zadan
(coups / frapper) frapper
b.dar zadan
(porte / frapper) frapper à la porte
c.zang zadan
(sonnerie / frapper) sonner
d.dast zadan
(main / frapper) toucher; applaudir
e.câne zadan
(menton / frapper) marchander
f.gereh zadan
(nœud / frapper) nouer
g.harf zadan
(parole / frapper) parler
faryâd zadan
h.(cri / frapper) crier
i.labxand zadan
(sourire / frapper) sourire
j.sar zadan
(tête / frapper) visiter
k.gul zadan
(tromperie / frapper) tromper

Dans ces quelques exemples, nous avons essayé de commencer par les composés où le verbe garde une partie de se signification originelle pour arriver à des composés où il a totalement perdu son sens. Ainsi, on voit que kotak zadan est en gros le synonyme de zadan, c'est-à-dire que le substantif peut être considéré comme l'objet interne du verbe, alors que les derniers composés ne laissent absolument pas transparaître le sens original du verbe. Entre les deux nous avons les cas où le verbe garde une partie de sa signification, par exemple dans dast zadan (toucher; applaudir) il y a toujours l'idée de contact concret qui persiste, si on le compare à gul zadan (tromper) qui a un sens totalement abstrait.

Ce même verbe a été étudié par D. Barjasteh, qui étudie certains verbes composés selon une approche lexicaliste. Pour lui, ce verbe entre dans des composés qui expriment toujours des procès appartenant sémantiquement à des catégories bien précises. Ces catégories sont les suivantes (D. Barjasteh, 1983, pp. 355-60):

  1. Un acte qui implique la répétition de plusieurs mouvements, sans ou avec bruit:
  • pâ zadanharf zadan (pied / frapper) pédaler (parole / frapper) parler
  1. Un bruit prolongé produit par l'agent soit à l'aide d'un instrument, soit par ses propres organes vocaux:
  • buq zadansut zadan (klaxon / frapper) klaxonner (sifflement / frapper) siffler
  1. Toute sorte de pâte ou liquide qui peut être appliqué sur une surface:
  • vaks zadanrang zadan (cire / frapper) cirer (peinture / frapper) peindre
  1. L'idée de tromperie ou d'imposture:
  • hoqe zadangul zadan (ruse / frapper) ruser (tromperie / frapper) tromper

En effet, les composés de zadan appartiennent souvent à l'une de ces catégories sémantiques. Si nous employons le mot "souvent" c'est parce que nous ne pouvons pas mettre un composé comme labxand zadan (sourire) dans une des catégories de Barjasteh; mais la plupart des composés de zadan entrent effectivement dans ces catégories sémantiques.

On peut aussi avoir des verbes pleins qui, dès leur entrée dans un composé, se vident totalement du sens. L'exemple le plus signifiant vient du groupe des verbes composés à adjectif; il s'agit du composé xarâb sâxtan (mot à mot: détruit construire; détruire) 58 . On voit bien que les deux éléments du composé sont sémantiquement opposés, mais étant donné le sens du composé, nous nous rendons compte que c'est en fait l'adjectif qui le détermine, le verbe n'a plus gardé aucun sens. Parmi les verbes à substantif, nous n'avons pas trouvé un composé dont les membres soient des antonymes, mais dans certains composés on peut tout de même se rendre compte de l'absence de sens du verbe. Prenons le cas de ranj bordan (mot à mot: souffrance apporter; souffrir). Dans les exemples suivants, nous avons d'abord un verbe de sens plein et ensuite un composé:

(4-25) mâdar-am ali râ be madrese mibarad
(mère-I.1sg / Ali / POST / à / école / amène)
Ma mère amène Ali à l'école.
(4-26) man az didan-e badbaxti-ye mardom ranj mibaram
(moi / de / voir-EZ / malheur-EZ / gens / souffrance / j'amène)
Je souffre en voyant le malheur des gens.

Il est évident que le verbe ne participe absolument pas au sens général du composé. Nous sommes tentée de dire que le composé aurait pu être *ranj kardan, *ranj xordan ou encore *ranj gereftan; tant que le sens reste "souffrir" et que c'est le substantif qui le détermine. Le verbe peut être n'importe lequel des verbes habituels de la composition, il ne joue pas de rôle sémantique. Par ailleurs, ce composé possède un synonyme ranj kešidan (souffrance tirer; souffrir), qui a exactement le même sens, bien que son verbe soit différent.

Le verbe qui entre dans une composition peut prendre un sens métaphorique. Le verbe xordan (manger) peut avoir le sens de "s'approprier" dans un composé comme fohš xordan (mot à mot: insulte manger; être insulté), parce que ce verbe connote une passivité de la part de la personne qui est insultée, comme si elle absorbait les insultes qu'elle entendait. Il nous semble que c'est le même type d'analyse sémantique qu'on doit faire pour les composés kotak xordan (mot à mot: coups manger; être battu) et zamin xordan (mot à mot: terre manger; tomber par terre), le sens du verbe met encore plus en évidence la passivité de la personne concernée par l'action du verbe 59 .

Parfois il arrive qu'on ait deux composés ayant le même substantif mais des verbes différents. Dans un premier cas de figure, le sens des deux composés ne diffère pas. C'est par exemple le cas des verbes telefon zadan et telefon kardan (donner un coup de fil), de même que le couple guš dâdan et guš kardan (oreille donner/faire; écouter). En effet il nous semble que dans l'usage des locuteurs ces deux couples de verbes sont interchangeables, sans qu'il y ait de différence sémantique. Il s'agit en fait d'une habitude d'usage de l'un ou l'autre des verbes. Dans le deuxième cas de figure, le changement du verbe aboutit au changement du sens du composé. C'est par exemple le cas de certains composés qui peuvent se former soit avec kardan soit avec šodan:

(4-27) dar râ qofl kon
(porte / POST / verrou / fais)
Verrouille la porte!
(4-28) dar qofl šod
(porte / verrou / il devint)
La porte a été fermée.

Nous allons revenir plus loin sur le changement de sens qui, à notre avis, est dû à un changement de voix, mais ce qui nous intéresse pour l'instant c'est le fait que ces deux verbes ne sont pas interchangeables à moins d'un changement de sens du composé et donc de la phrase. Il en va de même pour les couples suivants: dâdan/gereftan, zadan/xordan, âvardan/âmadan dans les composés suivants:

(4-29) qarâr dâdan/qarâr gereftan
(repos donner/repos prendre)
Poser/être posé.
(4-30) kotak zadan/kotak xordan
(coups frapper/coups manger)
Frapper/être frappé.
(4-31) jam' âvardan/jam' âmadan/jam' šodan
(ensemble apporter/ensemble venir/ensemble devenir)
rassembler/être rassemblé ou se rassembler.

Dans cette liste, un point qui nous paraît important c'est le sens d'un couple de verbes comme kotak zadan/xordan; le changement du lexème verbal amène un changement du rôle sémantique des éléments du composé: alors qu'en kotak zadan le substantif est l'objet interne du verbe, ce qui fait que le sens du composé repose sur le verbe, en kotak xordan c'est le contraire, c'est-à-dire que c'est le substantif qui détermine le sens du composé. Nous verrons plus loin l'importance de ce changement.

A côté des couples de verbes qu'on vient de voir, il existe aussi des substantifs qui peuvent apparaître avec plusieurs verbes. Parmi ces verbes qui peuvent entrer en composition avec le substantif, nous pouvons avoir un couple de verbes qui intervient dans le changement de voix et un verbe qui diffère d'un des verbes du couple par son aspect, ou encore deux couples dont les membres s'opposent en voix. Prenons les exemples suivants:

(4-32) dafn kardan/šodan/budan
(inhumation faire/devenir/être)
inhumer/être inhumé (passif)/être inhumé (résultatif)
(4-33) xabar dâdan/gereftan/kardan/šodan
(nouvelle donner/prendre/faire/devenir)
Faire savoir/prendre des nouvelles/informer/être informé.

Dans la première phrase, nous avons d'une part le couple kardan/šodan qui diffèrent du point de vue de voix, et d'autre part un troisième verbe, budan, qui exprime l'aspect statif du procès. La deuxième phrase exprime un cas intéressant où les quatre verbes s'opposent deux à deux. kardan et šodan s'opposent en voix, alors que le couple dâdan/ gereftan intervient uniquement pour effectuer un changement de sens.

Parfois le verbe entrant dans la composition a lui-même un préverbe. Ce type de construction, qui est assez rare, appartient à la langue soutenue ou archaïque. Dans l'exemple suivant, sar (tête) constitue la partie nominale du composé, forud (signifiant un mouvement vers le bas) est le préverbe 60 :

(4-34) sarbâz dar moqâbel-e parcam sar forud âvard
(soldat / dans / devant-EZ / drapeau / tête / PREV / il amena)
Le soldat salua le drapeau (en abaissant la tête).

En conclusion, nous voudrions revenir sur le point auquel nous avons fait allusion plus haut. En effet nous avons dit que dans certains composés, le verbe garde son sens, alors que dans d'autres, il le perd totalement. Il nous semble que ce phénomène peut être expliqué à partir de la relation qui existe entre le substantif et le verbe: si les deux membres du composé sont sémantiquement proches, comme c'est le cas de kotak (coups) et zadan (frapper), le verbe garde son sens originel. Dans de tels cas, le substantif peut être considéré comme une sorte d'objet interne du verbe; le procès exprimé par le verbe est en relation sémantique directe avec cet objet. Dans notre exemple, ce sont forcément des coups (kotak) qui sont donnés quand on frappe (zadan). En d'autres termes, le sens du substantif n'apporte rien au composé dont le sens est celui du verbe. Nous pouvons dire que les verbes comme ketâb xândan ou qazâ xordan, les verbes que nous avons vus précédemment, présentent le même type de relation entre leurs deux éléments. Par contre lorsqu'il y a une distance sémantique importante entre le substantif et le verbe, ce dernier se vide de son sens et ne sert que morphologiquement pour les affixes verbaux. C'est par exemple le cas de gul zadan (tromper) et de kotak xordan (être battu) (malgré le sens métaphorique du verbe); le sens du composé est en gros celui du substantif. Comme nous l'avons déjà dit, ce composé aurait pu être *gul kardan, *gul bordan ou autre, le verbe n'a aucun rôle sémantique. Entre ces deux cas extrêmes, il en existe un troisième qui concerne les composés où le verbe garde une partie de son sens. En effet, dans ce groupe on peut dire que le verbe n'est ni tout à fait vide ni tout à fait plein. Comme nous l'avons dit plus haut, le verbe zadan dans le composé dar zadan (porte frapper; frapper à la porte) rappelle un peu le verbe plein, il s'agit de donner des coups à l'aide de la main. Dans ce cas, si le composé avait été *dar kardan ou *dar bordan il n'aurait pas eu exactement le même sens que dar zadan. C'est là où l'analyse de D. Barjasteh nous vient en aide. Il nous semble en effet qu'on peut, suivant son analyse, dire qu'il y a ce que nous appellerons des "sèmes communs" entre le composé à venir et le verbe plein, c'est-à-dire que certains sèmes du composé appellent la présence d'un verbe bien particulier. Reprenons l'exemple du verbe zadan. Lorsqu'il est plein, c'est-à-dire quand il signifie "frapper", il exprime un procès qui s'effectue d'une manière répétitive à l'aide de la main. Ces deux sèmes, à savoir la répétition et l'usage de la main se retrouvent lorsqu'on veut exprimer le procès de "frapper à la porte" (dar zadan) ou "applaudir" (dast zadan). Donc non seulement le verbe adéquat sera zadan, mais en plus il n'y a pas de raison pour qu'il se vide totalement de son sens, on l'a choisi justement par rapport au sens du verbe plein. Nous pensons que c'est pour la même raison qu'il y a, dans les langues différentes, les verbes composés formés de mêmes éléments: en tamoul kaitaTTu (main frapper; applaudir) (Murugaiyan 1997:185) est l'équivalent de dast zadan, alors que kalyaaNam sey (mariage faire) est l'équivalent du verbe persan ezdevâj kardan (mariage faire) et paal koDu (lait donner; allaiter) a les mêmes membres que le persan šir dâdan. De même, nous avons le turc affetmek et le persan af kardan (pardonner) ou encore telefon etmek et telefon kardan (appeler au téléphone).

Cette analyse peut expliquer le cas des verbes composés qui ne se vident pas totalement de leur sens; par contre elle ne peut pas expliquer le cas des composés dans lesquels le verbe se vide de son sens. En effet on peut dire que le verbe ne joue pas de rôle sémantique quand il n'a pas de sème commun avec le composé, mais la question qui se pose à ce niveau est de savoir quelle est la raison de choisir un verbe plutôt qu'un autre? Autrement dit, pourquoi en persan on dit gul zadan (tromperie frapper; tromper) et pas *gul dâdan alors que nous avons farib dâdan (tromperie donner; tromper) et pas *farib zadan? Effectivement à partir du moment où le substantif a un sens abstrait, sa composition avec un verbe à sens concret ne peut pas s'expliquer par notre analyse.

Notes
58.

Exemple emprunté à Natelkhanlari, 1994:49.

59.

Il faut noter un point qui nous paraît important, c'est le fait que le sens de tels composés est effectivement très proche de la construction passive du français, mais ils n'ont pas la morphologie habituelle du passif persan, c'est un point sur lequel nous allons revenir ultérieurement.

60.

Le composé sar forud âvardan nous pose un problème: faut-il le considérer comme un verbe composé ou un verbe à préverbe accompagné de son objet (sar)? En effet, le substantif sar peut se détacher du composé:

sar-aš râ dar moqâbel-e parcam forud âvard

(tête-I / POST / dans / devant-EZ / drapeau / PREV / il amena)

Il a abaissé sa tête devant le drapeau.

Nous verrons plus loin que ce comportement n'est pas propre à ce verbe, il en existe d'autres qui posent la même difficulté d'analyse (par exemple: javâb dâdan (mot à mot: réponse donner; répondre).