4.3.2.2. Le rôle sémantique du substantif

Le substantif qui participe à la formation des verbes composés a un certain nombre de caractéristiques sémantiques que nous essayerons de dégager. La caractéristique la plus importante d'un tel substantif est son sens générique. C'est pour cette raison que ni un nom propre ni un substantif individué syntaxiquement ne peuvent former des composés avec un verbe. De ce fait, autant fekr kardan (pensée faire; penser) peut être considéré comme composé en première phrase, autant il perd totalement son caractère composé dans la phrase suivante:

(4-42) xeyli vaqt ast ke ali be in mozu' fekr mikonad
(beaucoup / temps / il est / que / Ali / à / ce / sujet / pensée / il fait)
Cela fait longtemps qu'Ali pense à ce sujet.
(4-43) Ali fekr-e xub-i barâye in mozu' karde ast
(Ali / pensée-EZ / bon-un / pour / ce / sujet / PP / il est)
Ali a trouvé une bonne idée pour ce sujet.

La différence sémantique entre les deux substantifs est évidente: le premier est générique, alors que le deuxième ne l'est plus, il s'agit justement de prélèvement d'un individu hors de l'ensemble exprimé par la première occurrence de fekr.

Nous avons vu qu'il existe des composés dont le verbe peut être changé par un autre. En ce qui concerne le substantif, nous avons le cas de figure où le changement du substantif aboutit à un changement de sens du composé, mais l'autre cas de figure, c'est-à-dire le cas où le changement du substantif n'amène pas un changement du sens du composé nous paraît beaucoup plus difficile à trouver. Nous avons néanmoins les deux verbes negâh kardan (regard faire; regarder) et tamâšâ kardan (contemplation faire; regarder). Nous avons remarqué que pour certains locuteurs ces deux verbes sont parfaitement synonymes, alors que pour d'autres il y a une différence entre les sens des deux verbes que nous pouvons qualifier de manière suivante: il nous semble que pour ce deuxième type de locuteurs, dont nous faisons partie, tamâšâ kardan apporte une nuance sémantique d'"avoir l'intention de regarder", alors que negâh kardan peut avoir une connotation marquant la passivité de la personne. Par exemple on peut employer negâh kardan dans le cas où on regarde les autres quand on marche dans la rue, ce qui n'est pas le cas de tamâša kardan.

Lorsque le changement du substantif aboutit à un changement de sens, on peut déjà citer tous les verbes composés qui se construisent avec le même verbe et un substantif différent à chaque fois, comme par exemple dard gereftan (mal prendre; faire mal) et zan gereftan (femme prendre; se marier); on peut aussi signaler l'existence de certains couples de sens contraire dont l'antonymie est due à celle des substantifs, comme par exemple doruq/râst goftan (mensonge/vérité dire; mentir/dire la vérité).

Dans le processus de la composition substantif-verbe en persan, il existe un point qui mérite attention. En effet nous venons de voir que certains verbes composés se forment à partir des substantifs issus eux-mêmes des verbes simples, ce qui aboutit à des couples de verbes simple/composé. Dans certains cas, les membres de ce couple diffèrent sémantiquement par une nuance. C'est par exemple le cas de foruxtan (vendre) et foruš kardan (vente faire; vendre). Ici, les deux verbes n'ont pas exactement le même sens: foruxtan se dit à propos de n'importe quelle vente même quand il s'agit d'un acte rare ou de la vente d'un seul objet, alors que foruš kardan se dit plutôt de la part d'un vendeur, il s'agit d'une vente régulière:

(4-43) pul na-dâštam ketâb-hâ-yam râ foruxtam
(argent / NEG-j'eus / livre-pl-I.1sg / POST / je vendis)
Je n'avais pas d'argent, j'ai vendu mes livres.
(4-43) emruz maqâze xub foruš kardam
(aujourd'hui / magazin / bien / vente / je fis)
Aujourd'hui, au magasin, j'ai bien vendu (des choses).

Mais dans une majorité des cas, les deux membres du couple ainsi formé ont strictement le même sens. Nous en donnons quelques exemples ici 63 :

(4-46) nâlidan / nâle kardan
(gémir/gémissement faire) gémir
(4-47) kušidan / kušeš kardan
(s'efforcer/effort faire) s'efforcer, s'appliquer
(4-48) geristan / gerye kardan
(pleurer / pleur faire) pleurer

Par ailleurs, il existe des verbes simples qui ont un équivalent composé dont le substantif n'est pas de la même racine que le verbe simple, c'est le cas de andišidan et fekr kardan (pensée faire) qui veulent dire, tous les deux, "penser"; avec cette différence que dans le cas du verbe composé, le substantif est d'origine arabe.

Du point de vue synchronique, on peut expliquer l'existence de ce type de couple verbal par le registre de langue. En effet les verbes simples appartiennent souvent à la langue soutenue et littéraire, alors que les verbes composés sont employés dans la langue parlée. Ainsi, nâlidan, kušidan, geristan et andišidan ne s'emploient que dans la langue soutenue. Mais nous pensons que le point de vue diachronique est plus intéressant. En effet il nous semble avoir décelé une tendance à l'élimination des verbes simples en persan, à part les verbes simples souvent employés comme âmadan (venir), raftan (aller), xordan (manger), xâbidan (dormir) etc. En fait nous avons vu que la composition substantif-verbe a commencé dès le début du persan moderne. Depuis, le nombre des verbes composés n'a cessé d'augmenter au détriment des verbes simples qu'ils ont remplacé. Nous pensons que ce "remplacement" s'effectue en plusieurs étapes: tout commence par le verbe simple qui existe déjà dans la langue. La première étape, c'est la création d'un verbe composé ayant strictement le même sens que le verbe simple. Pendant un certain temps, ces deux formes coexistent. La deuxième étape est celle où le verbe simple sort du registre parlé pour être consigné dans le registre soutenu et/ou littéraire. La troisième et dernière étape est la tombée en désuétude de la forme simple. Ce qui vient appuyer cette hypothèse c'est d'une part l'existence des couples dont nous venons de parler, avec le verbe simple qui n'apparaît que dans la langue soutenue et littéraire, et d'autre part l'existence, en persan, de certains verbes simples qui ne sont plus du tout employés, même pas dans la langue soutenue et littéraire, comme par exemple farâmušidan (oublier) et farjâmidan (s'achever, s'aboutir), les verbes qui ont été mentionnés par M. Abolghasemi (1994 b) dans l'inventaire des verbes du persan moderne, mais qui n'existent pas dans le dictionnaire de G. Lazard (1991); ce qui prouve leur absence de la langue persane actuellement parlée 64 .

Notes
63.

Nous avons emprunté ces exemples à D. Barjasteh.

64.

Il faut noter que le processus inverse, c'est-à-dire la formation d'un verbe simple à partir d'un verbe composé, n'est pas totalement exclu, bien qu'il soit très rare. En effet, en persan standard il existe le verbe composé šut kardan (frapper le ballon (en football)); nous avons entendu certains jeunes persanophones dire: be-šut! (frappe!) au lieu de šut kon! (même sens), ce qui veut dire qu'ils ont formé le verbe *šutidan à partir du verbe composé du départ.