4.3.3. Le composé

Après avoir vu brièvement les caractéristiques du substantif et du verbe qui forment ensemble un verbe composé, nous pouvons maintenant parler des propriétés sémantiques du composé lui-même. En premier lieu, la propriété la plus importante d'un composé, c'est son unité sémantique. A partir du moment où le substantif et le verbe se mettent en relation de composition, le tout ne possède qu'un seul sens, quelle que soit l'organisation interne du composé, quelle que soit la relation qu'entretiennent ses deux membres. Cette propriété est celle décrite par M. Mithun à propos du premier type d'incorporation nominale, appelé aussi la "composition lexicale" (cf. 1.4.2.1), ou encore par Murugaiyan à propos du tamoul (cf. 2.4.2.2). Donc le composé renvoie à un procès, comme le fait un verbe simple:

(4-49) âraš dârad miâyad
(Arash / AUX / il vient)
Arash est en train de venir.
(4-50) âraš dârad mixâbad
(Arash / AUX / il dort)
Arash est en train de (se préparer pour) dormir.
(4-51) âraš dârad fekr mikonad
(Arash / AUX / pensée / il fait)
Arash est en train de réfléchir.
(4-52) âraš dârad qazâ mixorad
(Arash / AUX / nourriture / il mange)
Arash est en train de manger (de la nourriture).

D'après ces exemples nous remarquons que les deux premiers verbes, simples, peuvent être remplacés par les deux derniers verbes, composés, sans que cela change la structure de la phrase. Et on peut continuer la liste des verbes composés qui peuvent remplacer les verbes simples. Ceci démontre l'unité sémantique des verbes composés 65 . En deuxième lieu, nous avons vu qu'en incorporation, comme en composition objet-verbe, le substantif raffine le sens du verbe. C'est encore une propriété que nous retrouvons dans le composé persan: le substantif non individué (générique) délimite le champ d'application du procès exprimé par le verbe. Nous faisons remarquer que "raffiner le sens du verbe" ne doit pas être compris, du moins en persan, comme un processus facultatif. En fait les verbes composés du persan ont absolument besoin du substantif pour avoir un sens. En absence de celui-ci, soit la phrase n'a pas de sens soit elle est ambiguë:

(4-53) man emruz xeyli kar kardam
(moi / aujourd'hui / beaucoup / travail / je fis)
J'ai beaucoup travaillé aujourd'hui.
(4-54) man emruz xeyli ta'ajob kardam
(moi / aujourd'hui / beaucoup / étonnement / je fis)
J'ai été très surprise aujourd'hui.
(4-55) *man emruz xeyli kardam
(moi / aujourd'hui / beaucoup / je fis)
(4-56) cerâ sar-e man dâd mizani?
(pourquoi / tête-EZ / moi / cri / tu frappes)
Pourquoi tu me cris dessus?
(4-57) cerâ inqadar dar mizani?
(pourquoi / tant / porte / tu frappes)
Pourquoi tu frappes autant à la porte?
(4-58) ?cerâ mizani
(pourquoi / tu frappes)
Pourquoi tu bats quelqu'un? 66

Lorsque nous avons affaire à un verbe large de sens ou encore un verbe polysémique ce processus nous paraît nécessaire, sans quoi la phrase serait pratiquement incompréhensible sauf dans des contextes particuliers; mais il ne faut pas oublier que même les procès exprimés par des verbes pleins peuvent s'appliquer à plusieurs domaines, là encore la présence du substantif est nécessaire. On peut donner l'exemple du verbe poxtan (cuire) qui a un sens tout de même assez précis pour ne pas avoir besoin d'une précision supplémentaire. Dans la pratique on s'aperçoit qu'il a besoin d'un substantif générique pour avoir une signification complète 67 :

(4-59) mâdaram qazâ mipazad
(ma mère / nourriture / elle cuit)
Ma mère cuisine (cuit de la nourriture).
(4-60) *mâdaram mipazad
(ma mère / elle cuit)

Dans les exemples ci-dessus, un point nous paraît particulièrement intéressant: là où le français emploie un verbe plein "cuisiner", qui suffit pour rendre le sens complet souhaité, le persan a recours à un verbe plein plus un substantif générique. C'est également le cas d'autres verbes pleins, comme par exemple xordan (manger), qui doit être accompagné de son objet générique (cf. 2.4.2.1). La seule différence entre les deux verbes est que ce dernier peut entrer dans la construction de composition; on pourrait dire que s'il est accompagné de son objet générique même lorsqu'il est plein c'est par analogie avec ses composés; mais on ne peut pas dire la même chose pour le verbe poxtan (cuire) qui n'entre pas, à notre connaissance, dans la composition avec un substantif. Nous pensons que ceci démontre bien qu'un verbe toujours plein, lui aussi, a besoin de son objet générique.

D'un point de vue purement sémantique la précision apportée par ce type d'objet n'est pas d'une absolue nécessité, c'est-à-dire qu'en théorie, on devrait comprendre le sens du verbe transitif seul (nous pensons que l'obligation de la présence d'objet, dans de tels cas, est plus d'ordre syntaxique que sémantique); mais parfois, il arrive que le substantif ait un sens moins générique, plus précis. Regardons les verbes pleins xordan (manger) et xândan (lire):

(4-61) mard gušt mixorad
(homme / viande / mange)
L'homme mange de la viande.
(4-62) goft amu tu-ye pastu nâhâr mixorad
(il dit / oncle / dans-EZ / arrière-boutique / déjeuner / il mange) Il (m')a dit que (mon) oncle mangeait dans l'arrière-boutique.
(4-63) pedar-am tu-ye daftar ketâb mixânad
(père-I.1sg / dans-EZ / bureau / livre / il lit)
Mon père lit dans le bureau.

Le substantif raffine encore plus le sens du verbe: les substantifs gušt (viande) et nâhâr (déjeuner) apportent une précision sémantique supplémentaire: ils indiquent sur quel type d'objet porte le procès du verbe. Nous pensons que dans ces exemples, la présence de l'objet générique est sémantiquement nécessaire. On peut parler d'une hiérarchie sémantique entre ce type de substantif et l'objet générique en ce sens que l'objet générique renvoie à un ensemble, alors que le substantif du type gušt ou nâhâr renvoie à un sous ensemble. En effet la viande est une des nourritures qu'on peut manger et le déjeuner est un des repas qu'on peut prendre. Le verbe reste plein, mais le substantif est, en quelques sortes, "moins" générique. Il nous semble que c'est à partir de ce type de substantif que le raffinement du sens du verbe commence, c'est-à-dire que si l'objet générique joue plutôt le rôle d'affirmer le sens du verbe, un objet comme gušt ou nâhâr "aide", sémantiquement, le verbe à s'appliquer à un domaine plus réduit. D'ailleurs un verbe comme ketâb xândan montre bien la transition entre ce deux type sémantique d'objet: ketâb nous paraît avoir un sens générique, mais en même temps il s'agit d'une des choses qu'on peut lire; on peut avoir aussi ruznâme xândan (lire des journaux), etc. Ceci veut dire qu'il n'est pas possible de tracer une limite nette entre ce type d'objet, mais nous pensons qu'à partir du moment où le verbe reste plein, il y a des chances pour que le substantif soit l'objet interne.

C'est aussi le cas des objets génériques du turc. On peut avoir un objet interne:

(4-64) Adam yemek yiyor
(l'homme / nourriture / il mange)
L'homme mange (de la nourriture).
(Underhill 1976:52)
(4-65) Adam et yiyor
(l'homme / viande / il mange)
L'homme mange de la viande.

En hongrois, le verbe "manger" s'emploie soit seul soit avec un objet générique précisant la chose mangée 68 :

(4-66) Az ember eszik
(ART / homme / mange)
L'homme mange.
(4-67) Az ember hús-t eszik
(ART / homme / viande-ACC / mange)
L'homme mange de la viande.

Dans cette langue, et dans des contextes précis, on peut même avoir le verbe accompagné par son objet interne:

(4-68) Az ember étel-t eszik
(ART / homme / nourriture-ACC mange)
L'homme mange de la nourriture.

Donc gušt en persan, et en turc et hús en hongrois ont la même fonction sémantique auprès des verbes qu'ils précèdent.

Ainsi, nous pensons pouvoir dire que le persan ne possède qu'un nombre très réduit de verbes pleins, si par "verbe plein" nous entendons un verbe qui peut paraître seul en ayant un sens complet. Il n'y a que quelques verbes intransitifs comme raftan (aller), âmadan (venir), xâbidan (dormir) etc., et un nombre encore plus limité de verbes pleins transitifs, lorsqu'ils sont employés dans des contextes bien précis, qui n'ont pas besoin d'une précision sémantique supplémentaire. En effet, les phrases telles que ali âmad (Ali est venu) ou âraš raft (Arash est parti) ou gorbe xâbid (le chat s'est endormi) ou ali râ zadand (ils ont frappé Ali) sont sémantiquement complètes et non ambiguës.

Le composé peut avoir plus de deux membres, c'est-à-dire qu'on peut avoir deux substantifs précédant le verbe et ayant, en général, un sens générique. Ce cas est tout de même assez rare par rapport des verbes à deux membres. G. Lazard donne l'exemple suivant: jalase taškil dâdan (assemblée formation donner; former une assemblée). A ce propos, il dit:

‘"en persan, une même phrase peut contenir deux (quelquefois trois) objets nettement hiérarchisés, dont le plus proche du verbe forme ou tend à former avec lui une locution lexicalisée; [ ... ]" (1994:95). ’

Nous voyons qu'un des deux objets est beaucoup moins lié au verbe que l'autre; cet objet est en fait l'objet générique d'un verbe composé. La preuve en est qu'il peut être déterminé:

(4-69) emruz jalasetaškil nadâdand
(aujourd'hui / assemblée / POST / formation / il ne donnèrent pas)
Aujourd'hui ils n'ont pas formé l'assemblée.

Nous avons une remarque à faire au sujet de tels verbes: parfois, le verbe composé lui-même peut se défaire, ce qui est, par exemple, le cas de taškil dâdan. Dans ce cas, si les deux substantifs sont déterminés, nous avons le phénomène suivant: les deux substantifs forment un syntagme génitival dont l'objet générique est le déterminant; ce syntagme fonctionne comme l'objet du verbe:

(4-70) taškil-e jalase râ dâdand
(formation-EZ / assemblée / POST / ils donnèrent)
Il formèrent l'assemblée.
(Ibid.)

Notes
65.

L'unité sémantique de certains composés peut être mise en cause si les deux membres sont séparés par d'autres éléments de la phrase. Dans les exemples cités, le verbe fekr kardan garde son unité sémantique même s'il y a d'autres constituants entre le substantif et le verbe. Par contre, il nous semble que nous ne pouvons pas dire la même chose à propos de qazâ xordan:

âraš dârad qazâ-yaš râ mixorad

(Arash / AUX / nourriture-I / POST / il mange)

Arash est en train de manger sa nourriture.

Nous pensons que dans cette dernière phrase, étant donné la fonction syntaxique du substantif, la relation sémantique entre celui-ci et le verbe est tout simplement celle entre l'objet et le verbe. Nous verrons plus loin qu'il existe une différence syntaxique entre ces deux verbes, ce qui peut expliquer leur différence sémantique.

66.

Cette phrase ne peut avoir une signification précise que dans des situations ou des contextes particuliers, lorsque ce verbe est plein, auquel cas il s'agit de "frapper quelqu'un".

67.

Voir aussi la section 2.4.2.1, note de bas de page n° 31.

68.

Toutes les phrases hongroises nous ont été communiquées par notre informatrice hongroise.