5.1.1.2. Les caractéristiques d'une séquence objet générique-verbe par rapport à un composé

Une autre question que nous nous posons c'est de savoir si nous pouvons considérer de telles associations comme des compositions, c'est-à-dire si ketâb xândan est un verbe composé. Certains linguistes pensent qu'on peut effectivement considérer ce type d'association comme relevant de la composition. Ainsi, Hajati (1977; cité par Barjasteh 1983: 14-6) pense que le persan tend à rapprocher certaines catégories syntaxiques comme le sujet et l'objet au verbe, ce qui en résulte est un composé. Il s'est aussi intéressé à l'objet indéfini (celui auquel nous avons donné le statut de générique dans ce travail) et il développe un raisonnement selon lequel à chaque fois que nous avons un objet indéfini dans la phrase, celui-ci entre en relation de composition avec le verbe. D'autre part, D. Barjasteh formule quelques critiques à l'égard de cette théorie sans toutefois la mettre en cause. Nous allons voir de manière brève respectivement la théorie de Hajati, les critiques de Barjasteh et finalement nous donnerons notre point de vue.

Hajati part de la phrase suivante qui comporte un objet défini:

(5-36) (man) qazâ râ be bacce-hâ dâdam
((moi) / nourriture / POST / à / enfant-pl / je donnai)
(Moi) j'ai donné la nourriture aux enfants.

Lorsque nous avons un objet indéfini, nous aurons d'abord:
(5-37) (man) qazâ be bacce-hâ dâdam
(Moi) j'ai donné de la nourriture aux enfants.

Ensuite cet objet indéfini se déplace à côté du verbe, et c'est là où ils constituent un composé:

(5-38) (man) be bacce-hâ [qazâ dâdam]
(Moi) j'ai donné de la nourriture aux enfants.

La phrase ainsi obtenue peut se soumettre à trois autres opérations qui, en même temps, prouvent qu'effectivement l'association objet-verbe est un composé. Dans un première temps, il y a la position de l'objet direct qui est vacante, l'objet indirect de la phrase peut être "copié" dans cette position, en gardant un clitique dans sa position initiale:

(5-39) (man) bacce-hâ râ be-šun qazâ dâdam
((moi) / enfents-pl / POST / à-indice renvoyant à objet indirect / nourriture / je donnai)
(Moi) j'ai donné de la nourriture aux enfants.

Dans un deuxième temps, l'objet indirect initial peut être éliminé:

(5-40) (man) bacce-hâ râ qazâ dâdam
(Moi) j'ai donné de la nourriture aux enfants.

Dans un troisième temps et après l'élimination de l'objet indirect, cette "copie" va fonctionner comme l'objet direct de la phrase et peut devenir le sujet de la phrase passive:

(5-41) bacce-hâ qazâ dâde šodand
(enfants / nourriture / PP / AUX PASS)
Les enfants ont été nourris.

Donc Hajati part du verbe simple et transitif dâdan (donner) et son objet indéfini pour arriver au verbe composé qazâ dâdan (nourrir) qui est toujours transitif et possède, dans sa rection, une position objet qui est occupé par l'ancien objet indirect.

Ce raisonnement, bien que très intéressant, comporte quelques points faibles; voyons d'abord les critiques de Barjasteh.

Selon ce linguiste (op. cit., pp. 16-7), il y a essentiellement deux critiques à faire. Premièrement, affirmer qu'il y a une tendance à déplacer des objets indéfinis à côté du verbe pour former des composés est trop fort. En effet, il donne l'exemple d'un objet indéfini qui se déplace comme prévu par Hajati, mais ne forme pas de composé avec le verbe, ce qui fait que l'objet indirect ne peut pas devenir le nouvel objet direct de la phrase. Il part de la phrase comportant un objet direct défini:

(5-42) (man) širini râ barâ-ye baccehâ âvardam
((moi) / gâteau / POST / pour-EZ / enfants / j'apportai)
(Moi) j'ai apporté le gâteau pour les enfants.

Ensuite, l'objet indéfini perd la préposition et se rapproche au verbe:

(5-43) (man) barâ-ye baccehâ širini âvardam
(Moi) j'ai apporté du gâteau pour les enfants.

L'objet indirect est copié à gauche en laissant un indice dans sa position initiale:

(5-44) (man) baccehâ râ barâ-šun širini âvardam
((moi) / enfants / POST / pour-indice de l'objet indirect / gâteau / j'apportai)
(Moi) j'ai apporté du gâteau pour les enfants.

Selon le raisonnement de Hajati, à ce stade širini âvardan (apporter du gâteau) est un verbe composé, et si la position de l'objet indirect (occupée ici par la préposition et l'indice d'objet indirect) est laissée vide, nous aurons une phrase acceptable (cf. phrase (5-40)). Or, ce n'est pas le cas:

(5-45) *(man) baccehâ râ [širini âvardam]

Le blocage de l'élimination de l'objet indirect démontre que širini âvardan n'est pas un verbe composé, bien qu'il associe l'objet indéfini et le verbe.

Deuxièmement, nous avons des verbes composés qui ne peuvent pas être dérivés d'une séquence objet direct-verbe, parce que de telles séquences ne sont pas acceptables en persan:

(5-46) dolat qeymat-hâ râ [afzâyeš dâd]
(gouvernement / prix-pl / POST / hausse / il donna)
Le gouvernement a haussé les prix.
(5-47) *dolat afzâyeš râ be qeymat-hâ dâd

Donc le cas de l'objet indéfini et du verbe qui ne forment pas un verbe composé ainsi que le cas des verbes effectivement composés qui ne sont pas dérivés d'une séquence objet-verbe ne peuvent pas être expliqués par la théorie de Hajati.

Comme nous l'avons dit, Barjasteh ne met pas en question la théorie de Hajati, en somme il pense que cette théorie n'est applicable qu'à un certain nombre de verbes accompagnés par leurs objets indéfinis.

En ce qui nous concerne, nous pensons qu'il existe en effet une différence de comportement syntaxique entre une séquence telle que qazâ dâdan (nourrir) et une autre telle que širini âvardan (apporter du gâteau), mais cette différence ne peut pas s'expliquer par le statut de composé attribué au verbe qazâ dâdan. Dans ce qui suit, nous essaierons d'abord de dégager quelques points de l'analyse d'Hajati et de Barjasteh qui nous semblent critiquables; ensuite nous tenterons de démontrer qu'affirmer que la relation entre les deux constituants qazâ et dâdan est une composition sans donner d'autres explications pour préciser le type de composition est un peu fort, etfinalement nous donnerons une explication sur la différence entre les deux séquences objet-verbe que nous venons de citer sans avoir recours à la notion de composition.

Tout d'abord, l'analyse de Hajati aboutissant à ce résultat nous paraît critiquable sur deux points. En premier lieu, là où Hajati et Barjasteh voient un objet direct, nous n'en voyons pas. En d'autres termes, dans la phrase suivante (la même que la phrase (5-40)) nous ne pensons pas que le substantif suivi du soit l'objet de la phrase:

(5-448=5-40) (man) baccehâ râ qazâ dâdam
((moi) / enfants / POST / nourriture / je donnai)
(Moi) j'ai donné de la nourriture aux enfants.

Pour expliquer la présence de nous nous basons sur l'étude de G. Lazard sur ce morphème (Lazard 1982). Il voit trois facteurs aboutissant à l'apparition de : la fonction objet (l'objet doit avoir quelques propriétés pour être suivi de ; nous en avons parlé précédemment et n'y reviendrons plus), la notion de totalité et la fonction thématique. Ces deux derniers facteurs peuvent concerner les constituants autres que l'objet de la phrase comme les compléments du temps ou les compléments prépositionnels, auxquels Lazard donne le nom de "quasi-objets polarisés" (p. 197; cf. fonction objet dans le présent travail). Donc nous pouvons avoir la phrase suivante:

(5-49) pul-eš râ širini mixorad
(argent-I.3sg / POST / sucrerie / il mange)
Il dépense son argent à manger des sucreries.

G. Lazard fait remarquer que le groupe verbal qui suit le substantif est intransitif (donc la phrase ne peut pas avoir d'objet), et que est en opposition avec une préposition parce qu'on peut dire bâ pul-eš, "avec son argent". L'emploi de exprime d'une part la notion de totalité (il dépense tout son argent pour acheter des sucreries) et d'autre part la visée communicative de thématicité, pul est thématique (p.199).

Nous constatons que les phrases (5-48) et (5-49) sont comparables, d'autant plus que nous pouvons imaginer un cheminement presque semblable à celui qui donne la phrase (5-48) pour la phrase (5-49) 71 :

(5-50) širini bâ pul-eš mixorad
(sucrerie / avec / argent-I.3sg / il mange)
Il dépense son argent à manger des sucreries.
(5-51) pul-eš širini mixorad
Il dépense son argent à manger des sucreries.

Après le déplacement de l'objet générique à côté du verbe, nous pouvons mettre l'objet indirect en position thématique. Nous pouvons garder la trace de cet objet dans sa position initiale:

(5-52) pul-eš râ bâ-hâš širini mixorad
(argent-I.3sg / POST / avec-indice de l'objet indirect / sucrerie / il mange)
Il dépense son argent à manger des sucreries.

Ou nous pouvons éliminer la position initiale de l'objet indirect:

(5-53) pul-eš râ širini mixorad
Il dépense son argent à manger des sucreries (Son argent, il le dépense entièrement à manger des sucreries).

Donc le constituant suivi de n'est pas l'objet direct, mais le thème de la phrase. C'est la même chose pour la phrase (5-48) où baccehâ (les enfants) n'est que le thème de la phrase; on peut traduire cette phrase persane par: "Les enfants, je les ai nourris.". Le fait que cette phrase n'ait pas d'objet direct change considérablement la suite du raisonnement d'Hajati.

Ceci nous amène à notre deuxième point de différence avec les deux linguistes cités, il s'agit de la phrase (5-41) que nous reproduisons ici:

(5-54=5-41) bacce-hâ qazâ dâde šodand
(enfants / nourriture / PP / AUX PASS)
Les enfants ont été nourris.

Cette forme passive ne nous semble pas acceptable en persan. Après avoir mis en cause le statut du substantif baccehâ en tant qu'objet direct de la phrase, la malformation de la phrase (5-54) peut s'expliquer de la manière suivante: puisque baccehâ n'est pas l'objet direct de la phrase active, il ne peut pas être le sujet de la phrase passive; d'où l'impossibilité de la phrase (5-54).

Néanmoins, le fait que baccehâ ne soit pas l'objet ne prouve en rien que le verbe qazâ dâdan n'est pas composé; au contraire, il a été dit que dans un très grand nombre de cas lorsqu'il y a une relation de composition entre l'objet et le verbe, comme lorsque nous avons un objet incorporé au verbe, l'ensemble objet-verbe devient intransitif. Donc nous pourrions en conclure que qazâ dâdan est un verbe composé intransitif et c'est pour cette raison que la phrase passive n'est pas acceptable. Par ailleurs, il y a une phrase passive tout à fait acceptable qui peut se former à partir de la phrase (5-40) et qui a la forme suivante:

(5-55) be baccehâ qazâ dâde šod
(à / enfants / nourriture / PP / AUX PASS)
Les enfants ont été nourris.

Là encore l'acceptabilité de cette phrase ne nous permet pas de conclure que le verbe n'est pas composé: en effet nous pouvons avoir une phrase passive impersonnelle, ce qui veut dire que notre phrase peut ne pas avoir de constituant sujet. Néanmoins, étant donné les caractéristiques du substantif, c'est-à-dire son aptitude à occuper la position objet de la phrase active, il nous semble plus cohérent de penser que le substantif est le sujet de la phrase passive, ce qui nous amène à considérer le verbe comme étant simple. La seule remarque que nous pouvons faire à ce propos c'est que dans ce cas, le substantif en fonction sujet de la phrase passive a un sens générique 72 . A partir de là, il est difficile de retenir le raisonnement de Hajati selon lequel qazâ dâdan est un verbe composé: si c'était le cas, le substantif, faisant partie de la composition, ne pourrait pas occuper la position de sujet de la phrase passive en se détachant du verbe.

Ceci étant dit, il est indéniable que les deux constituants de qazâ dâdan peuvent présenter un lien assez étroit. Mais il ne faut pas perdre de vue que ce lien n'existe que lorsque l'objet est générique. Dès que celui-ci est, d'une manière ou d'une autre, défini, le caractère composé de l'ensemble objet-verbe cesse d'exister. Ceci nous mène à penser qu'il n'est peut-être pas nécessaire d'essayer d'imaginer un cheminement particulier pour aboutir au résultat selon lequel il s'agit d'un composé, dire simplement que l'objet générique tend à former un composé avec le verbe suffit.

Si nous parlons d'une "tendence", c'est parce que la séquence objet générique-verbe ne peut accepter un autre constituant nominal en fonction d'objet. Le contexte qui nous démontre ce fait est le suivant: il s'agit de changement de la valence de la séquence objet-verbe par rapport à la valence du verbe simple. Prenons les exemples suivants:

(5-56) ali qazâ râ be baccehâ midehad
(Ali / nourriture / POST / à / enfants / il donne)
Ali donne la nourriture aux enfants.
(5-57) ali be baccehâ qazâ midehad
(Ali / à / enfants / nourriture / il donne)
Ali nourrit les enfants.
(5-58) *ali kabâb râ be baccehâ qazâ midehad
(Ali / viande grillée / POST / à / enfants / nourriture / il donne)
Ali nourrit les enfants avec la viande grillée.
(5-59) *ali kabâb râ be baccehâ qazâ midehad
(Ali / viande grillée / POST / à / enfants / nourriture / il donne)
Ali nourrit les enfants avec la viande grillée.
(5-60) ali qazâ mixorad
Ali mange.
(5-61) *ali kabâb râ qazâ mixorad
(Ali / viande grillée / POST / nourriture il mange)
Ali mange la viande grillée.

Ces exemples attirent notre attention sur le fait qu'à chaque fois que l'objet générique se place à côté du verbe, la valence de celui-ci diminue: le verbe transitif dâdan (donner) n'a plus de valence pour l'objet direct, et le verbe transitif xordan devient intransitif. Donc l'objet générique occupe bien la valence objet du verbe.

C'est le même phénomène que M. Mithun décrit à propos du turc. En effet, elle pense que le turc montre le type 1 de l'incorporation nominale (cf. incorporation) en ce sens que dans cette langue il existe la coalescence entre l'objet indéfini et le verbe (1984:873). Nous pouvons avoir les exemples suivants:

(5-62) Ahmet pipo-sun-u hergün ic-iyor
(Ahmet / pipe-son-ACC / tous les jours / boire-AOR)
Ahmet fume sa pipe tous les jours.
(5-63) Ahmet hergün pipo ic-iyor
(Ahmet / tous les jours / pipe / boire-AOR)
Ahmet "pipe-fume" tous les jours.
(Ibid.)

Sur l'exemple turc aussi nous remarquons le même phénomène qu'en persan: la présence de l'objet générique a pour effet la diminution de la valence du verbe. Une des propriétés du premier type d'incorporation est effectivement la diminution de la valence du verbe, ce qui nous amène à considérer les exemples persans comme ceux du turc, ce que Mithun appelle "la composition par juxtaposition" (op. cit., p. 851).

En conclusion, nous pouvons dire que bien qu'il y ait quelques points critiquables dans l'analyse d'Hajati et Barjasteh, nous pensons que leur intuition concernant le statut particulier d'un substantif nu en fonction d'objet (avec le sens générique) soit juste. Qui plus est, ce qui a été dit pour ce verbe est aussi vrai pour les deux autres verbes accompagnés de leurs objets génériques, qazâ xordan (manger) et ketâb xândan (lire) dont nous avons étudié les propriétés parce que ces deux verbes se comportent de la même manière que qazâ dâdan.

Néanmoins, nous avons une remarque à faire: donner le statut de "composé" sans donner d'autres explications à de tels verbes ne reflète pas tout à fait la réalité pour des raisons suivantes: premièrement, le persan possède d'autres séquences objet-verbe qui montrent une cohésion syntaxique beaucoup plus importante que celle que nous venons de voir et qui sont, eux aussi, qualifiés de "composés". Il faut pouvoir expliquer la différence entre ces deux types de composés. Deuxièmement, ce qui doit être pris en compte c'est le caractère provisoire de tels composés, à savoir des composés syntaxiques qui se font et se défont d'une phrase à l'autre selon le caractère sémantique de l'objet (la généricité).

Pour tenter d'expliquer le statut de l'objet générique, résumons nos observations: l'objet générique se met toujours à proximité du verbe, et tant qu'il est dans la phrase nous ne pouvons pas avoir un autre constituant objet. Le cas de l'objet générique est en fait un cas intermédiaire. D'une part, le fait qu'il accompagne toujours le verbe montre une certaine dépendance au verbe. D'autre part, l'objet générique occupe de toute évidence la position syntaxique d'objet et de ce fait il s'agit d'un argument du verbe. Si nous tenons compte des langues incorporantes comme le nahuatl, où l'objet générique est incorporé au verbe, nous pouvons dire que le cas de l'objet générique des langues comme le persan et le turc présente en fait l'étape d'avant l'incorporation. Par "étape" nous ne voulons pas dire que le persan et le turc vont finir par incorporer leurs objets génériques; nous pensons à un continuum constitué de la relation objet-verbe, comme nous l'avons dit plus haut, qui va de l'objet complètement indépendant à l'objet incorporé. L'objet générique se place à mi-chemin de ces deux extrémités: il montre à la fois le caractère de dépendance au verbe et le caractère d'un argument indépendant du verbe. En d'autres termes, si nous revenons sur la définition du "cline", nous pouvons dire que dans les langues comme le turc et le persan, le rapprochement physique entre l'objet générique et le verbe s'est arrêtée sur un point du "cline", à un stade avant la fusion morphologique et/ou syntaxique. Si nous nous posons de nouveau la question de savoir si nous pouvons qualifier de telles séquences comme "composé", nous pensons pouvoir répondre par affirmatif, mais à condition de garder à l'esprit toutes les caractéristiques de ce type de composé.

Nous avons dit que la différence entre qazâ dâdan et širini âvardan peut être expliqué par d'autres facteurs que la composition. Pour cela, nous devons expliquer la différence de comportement vue dans les phrases (5-40) et (5-45), c'est-à-dire expliquer le fait que dans un cas nous pouvons éliminer la position d'objet indirect et que dans l'autre cette opération nous donne une phrase malformée. Pour pouvoir donner cette explication, voyons comment d'autres verbes accompagnés de leurs objets génériques se comportent. Prenons les verbes qazâ xordan (manger), ketâb xândan (lire), pul gereftan (prendre de l'argent) et pul dâdan (donner de l'argent) et voyons si nous pouvons supprimer la position de l'objet indirect lorsque sa "copie" est thématisée:

(5-64) qazâ râ bexâtere âraš xordam
(nourriture / POST / pour / Arash / je mangeai)
J'ai mangé la nourriture pour (l'amour de) Arash.
(5-65) âraš râ bexâter-aš qazâ xordam
(Arash / POST / pour-I.3sg / nourriture / je mangeai)
Arash, j'ai mangé de la nourriture pour lui.
(5-66) *âraš râ qazâ xordam
Arash, j'ai mangé de la nourriture pour lui.
(5-67) ketâb râ barâye âraš xândam
(livre / POST / pour / Arash / je lus)
J'ai lu le livre pour Arash.
(5-68) âraš râ barây-aš ketâb xândam
(Arash / POST / pour-I.3sg / livre / je lus)
Arash, je lui ai fait de la lecture.
(5-69) *âraš râ ketâb xândam
Arash, je lui ai fait de la lecture.
(5-70) pul râ az ali gereftam
(argent / POST / de / Ali / je pris)
J'ai pris l'argent d'Ali.
(5-71) ali râ az-aš pul gereftam 73
(Ali / POST / de-I.3sg / argent / je pris)
Ali, je lui ai pris de l'argent.
(5-72) *ali râ pul gereftamAli, je lui ai pris de l'argent.
(5-73) pul râ be ali dâdam
(argent / POST / à / Ali / je donnai)
J'ai donné l'argent à Ali.
(5-74) ali râ be-heš pul dâdam
(Ali / POST / à-I.3sg / argent / je donnai)
Ali, je lui ai donné de l'argent.
(5-75) ali râ pul dâdam
(Ali / POST / argent / je donnai)
Ali, je lui ai donné de l'argent.

En regardant les phrases (5-65), (5-68), (5-71) et (5-74), nous constatons que lorsque la position d'objet indirect est maintenue la phrase est acceptable. En revanche, en regardant les phrases (5-66), (5-69), (5-72) et (5-75) nous voyons que seule la dernière est acceptable. Par ailleurs, si nous la comparons avec la phrase de Hajati, que nous reproduisons ici, nous nous rendons compte que dans les deux cas le verbe de la phrase est dâdan (donner):

(5-76) (man) baccehâ râ qazâ dâdam
((moi) / enfants / POST / nourriture / je donnai)
(Moi) j'ai donné de la nourriture aux enfants.

C'est pourquoi nous pensons qu'il s'agit d'une particularité sémantique du verbe dâdan: lorsque nous thématisons la "copie" de l'objet indirect la position initiale de celui-ci, occupée par la préposition et un indice qui renvoie à l'objet indirect, peut être éliminée sans que la phrase soit inacceptable.

En résumé, nous pouvons ramener les caractéristiques des verbes composés de ce groupe aux points suivants:

  1. 1. Lorsque l'objet de la phrase a un sens générique, il tend à se rapprocher physiquement au verbe de la phrase.
  2. 2. Dès que l'objet reçoit une détermination, il montre les mêmes propriétés que n'importe quel constituant nominal en fonction d'objet: si restriction il y a elle est d'ordre sémantique et non d'ordre syntaxique.
  3. 3. D'un point de vue sémantique, le substantif en fonction d'objet générique ne détermine pas le sens du composé; le sens du verbe suffit.
  4. 4. C'est ce type de relation entre le substantif et le verbe qui peut être comparé à la relation d'incorporation du nahuatl classique ou de composition en turc (un certain nombre de composés turcs, souvent formés à l'aide du verbe etmek (faire), n'ont pas les mêmes propriétés que les verbes accompagnés de leur objet générique).
  5. 5. D'un point de vue quantitatif, il est difficile d'avoir une estimation du nombre de tels composés puisqu'ils se forment à chaque fois que l'objet de la phrase est générique. Par exemple, nous pouvons avoir les composés suivants: qazâ xordan (manger), qazâ dâdan (donner de la nourriture), qazâ poxtan (cuire (de la nourriture)); pul dâdan (donner de l'argent) et pul gereftan (prendre de l'argent); lebâs šostan (laver le linge) et zarf šostan (faire la vaisselle); lebâs pušidan (s'habiller), etc. Autrement dit, un même substantif peut entrer en composition avec différents verbes, de même qu'un verbe peut avoir différents composés avec des substantifs différents.

Notes
71.

Nous disons un cheminement presque semblable, parce qu'en effet si nous voulons reprendre les mêmes transformations que Hajati, nous devons partir d'une phrase où širini est défini et suivi de . Or, il nous semble qu'une telle phrase n'est pas acceptable:

*(u) širini râ bâ pul-eš mixorad

((lui) / sucrerie / POST / avec / argent-I / il mange)

Néanmoins nous pensons que le blocage de l'emploi d'objet défini est dû au sens de la phrase. En effet "manger des sucreries avec son argent" est une expression qui comporte toujours un objet générique; d'où l'impossibilité d'avoir un objet défini. A partir de là, nous pensons qu'en changeant le verbe, ce qui transforme la phrase en une phrase banale (ce n'est plus une expression), nous pouvons avoir un objet défini. C'est effectivement le cas: si nous utilisons le verbe xaridan (acheter) au lieu de xordan (manger), nous aurons une phrase avec l'objet défini tout à fait acceptable:

(u) širini râ bâ pul-eš mixarad

((lui) / sucrerie / POST / avec / argent-I / il achère)

(Lui) il dépense son argent à acheter des sucreries.

Par ailleurs, le fait que la même phrase avec un objet générique soit acceptable, c'est-à-dire la phrase suivante:

(u) širini bâ pul-eš mixorad

(Lui) il dépense son argent à manger de la sucrerie.

nous mène à penser que le verbe est transitif et possède donc une position d'objet dans sa rection. C'est pour cette raison qu'en dépit de l'impossibilité de l'emploi de l'objet défini nous pensons que cette phrase suit effectivement le même cheminement que la phrase d'Hajati.

72.

On peut se demander s'il est possible d'avoir, en persan, un sujet générique. La réponse est positive, parce que nous pouvons avoir des phrases telles que:

otâq bâyad bozorg bâšad

(chambre / doit / grand / (qu') il soit)

Une chambre ça doit être grand.

(Shariat, op. cit., p. 218)

Dans cette phrase, le substantif otâq, le sujet de la phrase, a un sens générique, il renvoie à la classe des objets constitués par des endroits délimités dans l'espace qui ont l'appellation de "chambre".

73.

Nous avons emprunté cette phrase de Hajati, cité par S. Karimi 1990:141.