5.2. Les propriétés de quelques verbes composés du type javâb dâdan

Il existe un certain nombre de verbes composés qui constituent un sous ensemble bien particulier présentant la propriété suivante: l'élément nominal peut, dans certaines circonstances, être séparé du verbe par d'autres constituants ou par des déterminants. Cette propriété est appelée "separability" par Barjasteh ou encore la "disjonction" par Sayar. Barjasteh donne la définition suivante:

‘"A syntactically separable compound verb [...] is a construction in which the surface sequence of the nominal and the verbal components is breakable either by the insertion of other elements from the sentence or by the movement of the nominal constituent by the application of different syntactic transformations." (1983:251). ’

De son côté, Sayar donne la définition suivante:

‘"[...] il y a la possibilité de scinder la locution pour y insérer un autre élément. Ce procédé que nous appelons "disjonction" peut se faire par: -Une expansion [...] -Un complément [...] -L'ensemble de ces deux éléments pour certains types de compléments." (1988:138). ’

Parmi ce type de verbes, nous allons nous intéresser à ceux dont l'élément nominal peut fonctionner comme l'objet de la phrase. Pour ce faire, nous avons choisi des verbes qui sont parmi les plus fréquents en persan, à savoir javâb dâdan (mot à mot: réponse donner; répondre), kâr kardan (mot à mot: travail faire; travailler) et harf zadan (mot à mot: parole frapper; parler). En effet, ces verbes sont des composés dans des phrases comme les suivantes:

(5-77) be so'âl-e u javâb dâdam
(à / question-EZ / lui / réponse / je donnai)
J'ai répondu à sa question.
(5-78) barâdar-am dar edâre-ye doxâniyât kâr mikonad
(frère-I.1sg / dans / bureau-EZ / tabac / travail / il fait)
Mon frère travaille à la Régie du Tabac.
(5-79) cerâ bâ in doxtar harf mizani?
(pourquoi / avec / ce / fille / parole / tu frappes)
Pourquoi tu parles avec cette fille?

Dans ces phrases les seuls éléments qui peuvent s'intercaler entre les deux parties du verbe composé sont d'une part le morphème d'aspect mi- et le morphème de subjonctif be-, et d'autre part le morphème de négation ne- et ses allomorphes

(5-80) javâb mi-dehad/be-dehad/ne-mi-dehad
il répond/(qu'il) réponde/ne répond pas.
(5-81) kâr mi-konad/be-konad/ ne-mi-konad
il travaille/(qu'il) travaille/ne travaille pas.
(5-82) harf mi-zanad/be-zanad/ne-mi-zanad
il parle/(qu'il) parle/ne parle pas.

Mais nous pouvons avoir des phrases où l'élément nominal fonctionne comme l'objet de la phrase, comme les suivantes:

(5-83) ostâd asqar javâb-e salâm-am râ ke dâd goft...
(maître / Asghar / réponse-EZ / bonjour-I.1sg / POST / que / il donna / il dit)
(5-84) Après avoir répondu à mon bonjour, le Maître Asghar a dit....
(5-85) dâštam in kârmikardam ke šenidam yeki goft.
(AUX / ce / travail / POST / je faisais / que / j'entendis / une personne / il dit)
J'étais en train de faire ceci quand j'ai entendu quelqu'un dire...
(5-86) harf-e âxar-am râ be-heš zadam
(parole-EZ / dernier-I.1sg / POST / à-I.3sg / je frappai)
Je lui ai dit mes derniers mots.

Nous constatons que ces éléments nominaux se comportent comme des objets définis, suivis de la postposition . Par ailleurs, de telles phrases nous rappellent celles que nous avons vu plus haut, constituées d'objet générique et du verbe. La question que nous nous posons est de savoir si les objets des phrases précédentes ont les mêmes relations avec le verbe que les phrases comportant un objet générique et le verbe. Pour ce faire, il faut voir de plus près les propriétés des objets javâb, kâr et harf. Nous commençons par l'aptitude du substantif à accepter des déterminants:

(5-86) ali in javâb (-hâ-ye monâseb) râ dâd
(Ali / ce / réponse (-pl-EZ / approprié) / POST / il donna)
Ali a donné cette réponse/(ces réponses appropriées).
(5-87) ali in kâr (-hâ-ye bixod) râ kard
(Ali / ce / travail (-pl-EZ / inutile) / POST / il fit)
Ali a fait ceci/(ces actes inutiles).
(5-88) ali in harf (-hâ-ye nâmarbut) râ zad
(Ali / ce / parole (-pl-EZ / incohérent) / POST / il frappa)
Ali a tenu ce propos incohérent/(ces propos incohérents).
(5-89) javâb-am râ bede!
(réponse-I.1sg / POST / donne)
Réponds-moi!
(5-90) kâr-at râ bekon!
(travail-I.2sg / POST / fais)
Fais ton travail!
(5-91) âdam bâyad harf-aš râ bezanad
(humain / il faut / parole-I.3sg / POST / (qu'il) frappe)
On doit dire ce qu'on pense.

En comparant les exemples ci-dessus avec ceux que nous avons vu à propos des objets génériques nous sommes déjà en mesure de faire quelques remarques. A première vue, les objets javâb, kâr et harf se comportent comme leur équivalents génériques, c'est-à-dire qu'ils sont aptes à prendre des déterminants allant du démonstratif jusqu'à l'indice de personne. Mais à regarder de plus près, il nous semble qu'au moins dans un cas, lorsque le substantif est déterminé le sens de la phrase n'est pas exactement celui de la phrase avec le substantif nu; il s'agit de la séquence kâr kardan. En effet, quand le substantif est nu l'ensemble substantif-verbe a le sens de "travailler", à partir du moment où le substantif devient l'objet de la phrase et accepte des déterminants, le sens général de la phrase est plutôt "faire quelque chose". Cette différence de sens est appréciable surtout dans les phrases (5-84) et (5-87) où l'ensemble objet-verbe est traduit respectivement comme "faire ceci" et "commettre ces actes inutiles". Dans le cas d'un objet générique cette différence de sens n'existe pas, qazâ xordan et qazâ xordan renvoient tous les deux au même acte, même si les modalités de l'acte changent avec le changement de statut sémantique du substantif.

Ce changement sémantique, amené par la présence du morphème , peut apparaître chez d'autres verbes composés. Le persan a un verbe composé negâh kardan (regard faire; regarder). Ce verbe peut avoir, à son tour, un objet générique comme par exemple televiziyon (télévision), ce qui donne le verbe televiziyon negâh kardan (regarder la télévision (une émission)). Parfois, lorsque l'objet est défini et suivi de , c'est-à-dire lorsque nous avons une phrase comme:

(5-92) ali televiziyon râ negâh kard
(Ali / télévision / POST / regard / il fit)

le sens du composé plus l'objet n'est pas le même: cette phrase se traduit par "Ali a regardé le téléviseur (l'appareil)". En somme, bien qu'il existe un terme équivalent du mot français "appareil", il n'est pas nécessaire dans une phrase comme celle du haut: la présence de suffit pour que l'objet renvoie à l'appareil et non pas à une émission.

Maintenant voyons comment ces objets réagissent lorsqu'on opère d'autres changements syntaxiques dans la phrase:

La relativisation de l'objet:

(5-93) javâb-i ke ali dâd
(réponse-REL / que / Ali / il donna)
La réponse qu'Ali a donnée
(5-94) kâr-i ke man kardam
(travail-REL / que / moi / je fis)
Ce que j'ai fait
(5-95) harf-i ke mâdar-am zad
(parole-REL / que / mère-I.1sg / il frappa)
Ce que ma mère a dit

La nominalisation de l'ensemble objet-verbe:

(5-96) javâb dâdan-e ali
(réponse / donner-EZ / Ali)
La façon de répondre d'Ali.
(5-97) kâr kardan-e man
(travail / faire-EZ / moi)
Ma façon de travailler
(5-98) harf zadan-e mâ
(parole / frapper-EZ / nous)
Notre façon de parler

La nominalisation de l'ensemble en inversant la place des deux éléments:

(5-99) ?dâdan-e javâb be mo'allem jâyez nist
(donner-EZ / réponse / à / enseignant / admissible / n'est pas)
Répondre à l'enseignant (discuter à propos de ses reproches) n'est pas admissible.
(5-100) ?kardan-e kâr dar in garmâ ensân râ bimâr mikonad
(faire-EZ / travail / dans / ce / chaleur / humain / POST / malade / il fait)
Travailler dans cette chaleur rend n'importe qui malade.
(5-101) ?zadan-e harf bâ mosibatzadegân ânân râ delgarm mikonad
(frapper-EZ / parole / avec / malheureux / eux / POST / encouragé / il fait)
Parler avec les malheureux les encourage.

Nous constatons que le premier type de nominalisation ne pose aucun problème, tout comme celle des verbes accompagnés de leurs objets génériques. Mais à la différence de ces derniers, lorsqu'on inverse l'ordre des éléments des verbes composés que nous étudions, nous voyons que les phrases obtenues sont discutables au moins dans les registres parlé et standard 74 .

L'emploi de l'interrogatif:

(5-102) -*ali ce midehad?- javâb (midehad)
- Qu'est-ce qu'Ali donne? - réponse (il répond).
(5-103) ?-ali ce mikonad?- kâr.
- Qu'est-ce qu'Ali fait?- travail.
(5-104) -ali ce mikonad?- kâr mikonad
- Qu'est-ce qu'Ali fait?- il travaille.
(5-105) -*ali ce mizanad?- harf (mizanad)
- Qu'est-ce qu'Ali frappe?- parole (il parle).

Donc l'interrogatif ce (quoi) ne peut pas remplacer le substantif (cf. les caractéristiques de l'objet générique). Dans le cas javâb dâdan et harf zadan l'impossibilité de la commutation de l'interrogatif et le substantif peut s'expliquer par le fait que les verbes dâdan et zadan, lorsqu'ils sont précédés de l'interrogatif, sont compris comme des verbes pleins; la réponse au verbe dâdan (donner) exige un objet dont le référent est concret, et le verbe zadan (frapper) exige un objet défini avec l'interrogatif ki (qui):

(5-106) -ali ce midehad?- pul
- Qu'est-ce qu'Ali donne?- de l'argent.
(5-107) -ali ki râ mizanad?- âraš râ
- Qu'est-ce qu'Ali frappe? - Arash.v

Avec le verbe kâr kardan nous avons affaire à un cas particulier. En effet le sens de verbe kardan est tellement vaste et donc imprécis que lorsque ce verbe est précédé de l'interrogatif ce, la réponse n'est pas forcément constituée d'un substantif avec le verbe kardan, et elle est encore moins le composé kâr kardan. Nous pensons que c'est pour cette raison que la réponse exige la présence du composé dans son ensemble.

Le passif:

(5-108) javâb dâde šod
(réponse / PP / AUX PASS)
La réponse a été donnée.v
(5-109) *kâr karde šod
Le travail a été fait.
(5-110) ?harf zade šod
La parole a été prononcée.

Dans les phrases passives nous constatons encore une fois une différence de comportement entre les trois verbes: alors que le passif du premier verbe nous semble acceptable, les deux autres nous paraissent plus ou moins problématiques.

La thématisation (les phrases suivantes sont issues du registre parlé):

(5-111) javâb-am râ ali dâd
(réponse-I.1sg / POST / Ali / il donna)
Ma réponse, Ali l'a donnée.
(5-112) kâr-at râ cerâ gozâšti ali bekonad
(travail-I.2sg / POST / pourquoi / tu laissas / Ali / (qu'il) fasse)
Ton travail, pourquoi tu as laissé Ali le faire (à ta place)?
(5-113) harf-e haqq o âdam bâyad hamiše bezane
(parole-EZ / juste / POST / humain / il faut / toujours / (qu'il) frappe)
La vérité, on doit toujours la dire.

Les substantifs, à partir du moment où ils fonctionnent comme des objets, peuvent être thématiques. Si nous revenons sur les phrases où c'est l'ancien objet générique qui est thématisé, nous voyons tout de même une différence avec les phrases ci-dessus: alors que l'ancien objet générique (qui vient d'être défini et thématisé) peut laisser un indice coréférentiel au niveau du verbe (uniquement dans la langue parlée), les objets ci-dessus ne le peuvent pas:

(5-114) ketâb ro âraš mixunad-eš
Le livre, Arash le lit.v
(5-115) qazâ ro ali mixorad-eš
La nourriture, Ali la mange.
(5-116) *javâb-am ro ali dâd-eš 75
(même sens)
(5-117) *kâr-at ro cerâ gozâšti ali bokonad-eš
(même sens)
(5-118) *harf-e haqq o âdam bâyad hamiše bezane-š
(même sens)

La transitivité:

(5-119) *harf-e haqq o âdam bâyad hamiše bezane-š
(même sens)
(5-120) *ali in râ kâr kard
(Ali / ce / POST / travail / il fit)
(5-121) *ali in râ harf zad
(Ali / ce / POST / parole / il frappa)

La transitivité à laquelle nous nous sommes intéressée ici concerne l'ensemble objet-verbe, indépendamment du fait que le verbe est transitif par rapport au substantif défini. Là, nous pouvons constater, encore une fois, que nos trois verbes ne se comportent pas de la même manière. Effectivement, l'ensemble objet-verbe, ou en d'autres termes le verbe composé, peut être transitif ou intransitif relativement à un deuxième objet. Parmi nos trois verbes, nous en avons un qui est transitif (javâb dâdan) et les deux autres qui ne le sont pas.

Après avoir étudié quelques propriétés de certains de verbes composés dits séparables, nous remarquons deux points intéressants: premièrement, en comparant ces verbes-ci avec d'autres verbes que nous avons qualifiés comme verbes accompagnés de leur objet générique, nous constatons qu'il y a à la fois des différences et des ressemblances de comportements syntaxiques entre les deux groupes. Autrement dit, les verbes composés se comportent parfois comme l'ensemble objet générique-verbe et parfois différemment. Deuxièmement, ces verbes composés ne forment pas une classe cohérente parce qu'ils montrent des différences syntaxiques entre eux. Troisièmement, nous constatons qu'en dépit de ces différences de comportement, l'ensemble substantif-verbe constitue une unité sémantique, même lorsque les deux éléments de l'ensemble sont séparés par d'autres constituants de la phrase.

En résumé, nous pouvons énumérer les caractéristiques suivantes pour ce groupe de verbes:

  1. Le substantif peut devenir le noyau d'un syntagme nominal et par là même fonctionner comme l'objet de la phrase, mais la détermination du substantif peut changer le sens de la phrase. Dans ce cas de figure ce changement n'est pas prévisible à partir du sens de deux éléments du composé.
  2. Le substantif déterminé qui fonctionne comme l'objet de la phrase n'a pas toutes les propriétés du constituant objet; par ailleurs il ne peut pas endosser le rôle d'objet sans être morphologiquement déterminé. Nous pensons pouvoir dire que lorsque de tels substantifs sont en fonction d'objet, il s'agit des objets atypiques (cf. 1.7).
  3. Lorsqu'il n'est pas déterminé, le substantif montre certaines caractéristiques d'un satellite du verbe (et non pas d'un argument de celui-ci); entre autres choses, l'ensemble substantif-verbe peut avoir un constituant nominal en fonction d'objet. De ce point de vue, de telles coalescences ne ressemblent pas à ce que nous avons vu en turc ou en nahuatl.
  4. Du point de vue sémantique, nous pouvons dire que les deux éléments du composé forment une unité. Le sens du composé dépend très souvent du sens du substantif; le verbe peut avoir un rôle sémantique à jouer en ayant des sèmes communs avec le substantif, mais ce rôle n'est pas déterminant.
  5. Comme nous l'avons vu pour le groupe précédent, le nombre de tels composés est difficile à estimer. Le plus grand problème qui se pose, ici, c'est le fait que les frontières entre ce groupe et le groupe précédent sont très floues. D'une part parce que le substantif peut endosser le rôle de l'objet de la phrase, comme ceux du groupe précédent, et d'autre part parce que sémantiquement, l'ensemble substantif-verbe forme une unité. Le seul point qui diffère est le fait qu'ici le substantif peut ne pas montrer tous les caractéristiques d'un objet même lorsqu'il est défini (ce qui est dû à son satellisation partielle par le verbe), et que le sens du composé dépend du substantif. Ainsi, nous pouvons donner les composés suivants comme d'autres exemples de ce type de composition: tasmim gereftan (mot à mot: décision prendre; décider), eštebâh kardan (mot à mot: erreur faire; se tromper), bâzi kardan (mot à mot: jeu faire; jouer), 'âdat kardan (mot à mot: habitude faire; s'habituer), etc. Nous pensons que la difficulté que nous avons pour trouver des verbes de ce type montre que le nombre de tels verbes ne doit pas être très élevé, en comparaison avec les autres groupes.

Notes
74.

Nous n'avons pas considéré ces phrases comme fausses parce que dans certains cas, comme par exemple les expressions figées, nous pouvons avoir des inversions de ce type. Nous donnons l'exemple d'une expression persane du registre de la langue parlée:

na-karde kâr na-frest be kâr

(NEG-fait (PP) / travail / NEG-envoie / à / travail)

Ne donne jamais un travail important à quelqu'un qui n'a pas d'expérience.

Ici, nakarde kâr est un nominal, puisqu'il a le sens de "personne qui n'a jamais fait ce genre de travail"; nous voyons que l'inversion est tout à fait acceptable dans ce cas bien précis. La langue poétique peut aussi employer de telles inversions.

75.

Cette phrase est acceptable si l'indice renvoie au sujet, ici le nom propre Ali.