5.5.2. Une discussion supplémentaire sur les verbes composés

En étudiant les différents groupes de verbes composés, nous remarquons qu'il s'agit en fait d'un continuum allant des verbes accompagnés de leur objet générique aux verbes composés dont le substantif ne peut exister qu'en association avec le verbe. Le deuxième groupe peut être considéré comme le groupe de transition: le substantif n'est plus un objet comme les autres, sans être totalement satellisé par le verbe. C'est ce caractère intermédiaire qui a poussé quelques linguistes de se poser la question suivante: le persan ne possède-t-il pas deux verbes du type javâb dâdan dont l'un est composé et l'autre le verbe simple accompagné de son objet générique?

Avant de répondre à cette question, nous donnons l'avis de deux linguistes qui se sont intéressés aux verbes composé. En premier lieu, Meyer-Ingwersen a travaillé sur le verbe fekr kardan (mot à mot: pensée faire; penser), ayant les mêmes caractéristiques que les verbes que nous avons mis dans le groupe de javâb dâdan. Cité par Windfuhr (1979:121), il pense qu'il existe une différence sémantico-syntaxique majeure entre les constructions de fekr kardan avec et sans objet:

‘"In the absence of a direct object the verb means 'thinking of something which existed in the mind of the subject before the act of thinking'. With a direct object, however, the verb means thinking of something to be effected by and to result from the act of thinking.". ’

Nous voyons qu'il ne pose pas le principe de deux verbes, mais il pense qu'il y a une différence sémantique qui va de pair avec la différence syntaxique des constructions de ce verbe; c'est ce que nous avons dit à propos du verbe kâr kardan, où la différence sémantique est beaucoup plus évidente que dans le cas de fekr kardan. En deuxième lieu, S. Karimi (1987) étudie tous les verbes considérés comme composés et à la fin elle arrive à les regrouper en trois classes. La première classe, contenant des verbes comme šir dâdan (mot à mot: lait donner; allaiter), ketâb xândan (lire), dars dâdan (mot à mot: leçon donner; enseigner) et pul dâdan (mot à mot: argent donner; donner de l'argent), est définie ainsi: "[...] the members of Class 1, which have been considered as compound verbs by most grammarians are nothing but verb phrases." (p. 24). Les verbes de sa deuxième classe ont les caractéristiques suivantes:

‘"These verbs, which have a maximal projection of X as their non-verbal element, reveal an intermediate stage between the true compounds of Class 3 and the verb phrases of Class 1. Therefore, I consider them as pseudo compounds in this language." (Ibid.). ’

Dans cette classe on trouve notamment zamin xordan (mot à mot: terre manger; tomber), mariz šodan (mot à mot: malade devenir; tomber malade), et da'vat kardan (mot à mot: invitation faire; inviter). Etant donné que les substantifs de ces verbes peuvent avoir des expansions, S. Karimi cite le travail de Samiian où ce dernier pense que ces substantifs-ci ne sont pas du niveau X° mais du niveau X-bar. Finalement, elle met des verbes comme dust dâštan (mot à mot: ami avoir; aimer), guš kardan (mot à mot: oreille faire; écouter), dars dâdan (mot à mot: leçon donner; enseigner) et sorx šodan (mot à mot: rouge devenir; rougir). Les membres de cette classe ont les caractéristiques suivantes:

‘’ ‘"[...] they show all the syntactic-morphological properties of true compounds, [...] the non-verbal element of these compounds is an X°, which may not branch, and lets nothing but inflectional affixes and clitic pronouns separate it from the verbe." (Ibid.). ’ ‘’

Nous constatons que les trois classes de S. Karimi et nos trois groupes ont, à peu de chose près, les mêmes caractéristiques. Le point qui nous intéresse ici c'est le verbe dars dâdan qui figure deux fois: une fois comme un verbe de la première classe, et une fois comme un verbe de la troisième classe. S. Karimi distingue donc deux dars dâdan: le premier veut dire "donner une leçon", alors que le deuxième a le sens de "enseigner". La différence syntaxique entre ces deux verbes est la même qu'entre fekr kardan avec ou sans objet, ou entre javâb dâdan avec et sans objet.

Donc nous voyons que les linguistes ne sont pas d'accord sur l'existence de deux verbes, et pour cause, il s'agit d'un problème difficile à résoudre. En effet, si nous posons le principe de l'existence de deux verbes, homonymes et homographes, nous devons considérer l'un d'entre eux comme un verbe composé et l'autre comme un verbe précédé de son objet générique (ce qui est fait par S. Karimi lorsqu'elle met dars dâdan et ketâb xândan dans la même classe, sa Classe 1). Dans le cas d'un verbe composé, le substantif ne peut pas être séparé du verbe (exception faite par certains morphèmes dont nous avons parlé), donc chaque fois que nous avons la séquence substantif-verbe avec un constituant nominal (autre que le substantif du verbe composé) en fonction d'objet dans la phrase, nous avons affaire au verbe composé. Dans le cas d'un verbe précédé de son objet générique, nous pouvons avoir soit le substantif nu (éventuellement entouré des morphèmes "permis") soit le substantif déterminé. En effet, S. Karimi donne les trois exemples suivants, le premier concerne le verbe et son objet générique alors que les deux autres concernent le verbe composé avec un objet défini (spécifique pour Karimi) et un objet indéfini (non spécifique pour S. Karimi) respectivement:

(5-168) dars-e xub-i be bacce-hâ dâdam
(leçon-EZ / bon-un / à / enfant-pl / je donnai)
J'ai donné une bonne leçon aux enfants.
(5-169) dastur-e gaštâri râ dars dâdam
(grammaire-EZ / transformationnel / POST / leçon / je donnai)
J'ai enseigné la grammaire transformationnelle.
(5-170) târix dars dâdam
(histoire / leçon / je donnai)
J'ai enseigné l'histoire.
(Ibid., pp. 17 et 21)

Dans la première phrase le verbe dâdan est simple, il a comme objet dars-e xub-i. Dans les deux phrases suivantes, dars dâdan est composé et prend un objet, défini ou générique. Le seul point qui n'a pas été soulevé par S. Karimi est l'existence des phrases suivantes qui peuvent se former à partir des deux dernières phrases ci-dessus:

(5-171) diruz dars-e dastur-e gaštâri râ dâdam
(hier / leçon-EZ / grammaire-EZ / transformationnel / POST / je donnai)
Hier, j'ai enseigné la grammaire transformationnelle (j'ai donné la leçon de la grammaire transformationnelle).
(5-172) diruz dars-e târix dâdam
(hier / leçon-EZ / histoire / je donnai)
Hier, j'ai enseigné la leçon d'histoire.

C'est-à-dire qu'en partant du verbe composé, le substantif peut être déterminé en devenant le noyau d'un syntagme nominal 81 . Une explication possible serait de traiter dars dâdan des deux phrases ci-dessus comme un verbe simple précédé d'un objet déterminé, auquel cas partant d'un verbe composé nous arrivons à un verbe simple, ce qui nous amène à l'existence d'un seul verbe qui peut se comporter, tour à tour, comme un verbe simple ou un verbe composé. A partir de là, poser le principe d'existence de deux verbes n'est plus nécessaire. Par ailleurs, si nous nous intéressons au sens des deux verbes, nous voyons que la différence sémantique entre les deux verbes est d'ordre générique/non générique: le verbe composé dars dâdan a un sens générique alors que le verbe simple dâdan précédé de l'objet dars a un sens non générique (spécifique ou non spécifique). Autrement dit, la différence sémantique n'est pas telle qu'il faille poser le principe de l'existence de deux verbes. Nous pensons qu'il serait beaucoup plus simple de dire qu'il existe un verbe dars dâdan, constitué d'un verbe et son objet générique, et que ce dernier perd son caractère générique dès qu'il est déterminé.

Ce qui est vrai pour dars dâdan l'est également pour les verbes comme ketâb xândan (lire un livre), qazâ xordan (manger), etc. En outre, on peut appliquer le même type d'analyse pour d'autres verbes comme javâb dâdan (répondre) et harf zadan (parler), sans oublier que ceux-ci n'ont pas toutes les caractéristiques des séquences objet générique-verbe. En revanche, un verbe comme kâr kardan (travailler) pose un problème. Nous avons vu qu'au niveau syntaxique il se comporte comme javâb dâdan et harf zadan; nous avons aussi vu que lorsque son substantif se détermine, le sens de l'ensemble substantif-verbe change. En effet c'est dans de tels cas que nous sommes tentée de supposer l'existence de deux verbes, l'un composé, traduisible par "travailler", l'autre verbe simple accompagné de son objet générique qui peut être déterminé, voulant dire "faire quelque chose". Néanmoins nous pensons que le critère sémantique tout seul n'est pas suffisant pour nous permettre de décider s'il existe un ou deux verbes, d'autant plus que suivre ce raisonnement nous conduit à un impasse: selon Meyer-Ingwersen le verbe fekr kardan (penser) n'a pas le même sens suivant qu'il ait un objet déterminé ou non déterminé. Bien que la différence sémantique entre les différentes constructions de fekr kardan soit plus une nuance qu'un changement sémantique, le problème de la subjectivité du critère sémantique reste entier: à partir de quel moment la différence sémantique entre substantif-verbe et substantif déterminé-verbe est-elle suffisamment grande pour que nous puissions dire qu'il s'agit de deux verbes et non plus du même verbe?

Ainsi nous voyons que la décision sur l'existence de deux verbes concernant les verbes composés traditionnellement appelés séparables n'est pas facile à prendre.

A côté de tels verbes, il en existe qui entrent toujours dans les mêmes types de constructions mais qui ont des sens différents. Ainsi, lorsque les verbes ont exactement les mêmes constructions, nous pouvons sans trop de risque dire qu'il s'agit de plusieurs verbes distincts. L'exemple que nous donnons est le verbe cerk kardan (mot à mot: sale faire). Ce verbe peut avoir trois sens différents, et entrer dans deux types de constructions. Voyons les exemples:

(5-173) bâ gel bâzi nakon lebâs-et o cerk mikoni
(avec / boue / jeu / ne fais pas / vêtement-I.2sg / POST / sale / tu fais)
Ne joue pas avec la boue, tu salis tes vêtements.
(5-174) diruz baccehâ ro ferestâdam hammâm cerk-ešun kardand
(hier / enfants / POST / j'envoyai / bain / sale-I.3pl / ils firent)
Hier j'ai envoyé les enfants au bain, on les a lavés 82 .
(5-175) angošt-am ke boride bud cerk karde (ast)
(doigt-I.1sg / que / PP (coupé) / AUX (était) / pus / PP (fait) / (AUX (est)))
La plaie de mon doigt coupé s'est infecté.

Comme nous le constatons, ce verbe peut être transitif, ce sont les deux premiers exemples qui le montrent, ou intransitif, comme on le voit dans le dernier exemple. Lorsqu'il est transitif, l'ensemble substantif-verbe reste soudé, ce qui veut dire que le substantif ne peut pas devenir l'objet de la phrase. Par ailleurs, il peut avoir un objet, lebâs-et dans la première phrase et baccehâ (représenté sous forme d'indice suffixé au substantif) dans la deuxième; il fonctionne comme un verbe composé du groupe zin kardan. Les deux constructions sont donc les mêmes, mais le sens du verbe varie considérablement de l'une à l'autre. Qui plus est, ce même verbe peut renvoyer à une réalité totalement différente, à savoir "suppurer", et dans ce cas le verbe composé est intransitif. Nous pouvons dors et déjà effectuer un premier tri: nous avons deux type de verbes, l'un transitif et l'autre intransitif. A ce stade, nous ne pensons pas pouvoir dire que la différence du comportement syntaxique de deux types de verbes puisse nous mener à l'existence d'au moins deux verbes, c'est en fait la différence considérable de sens qui peut, éventuellement, nous y mener.

En ce qui concerne les deux occurrences du verbe transitif, là nous pouvons effectuer un deuxième tri en disant qu'il s'agit de deux verbes distincts parce que ces verbes ont les mêmes propriétés syntaxiques, donc ils entrent dans les mêmes types de constructions, et pourtant ils ont des sens très éloignés (presque opposés: "salir" d'une part et "laver" d'autre part) pour qu'on puisse les considérer comme deux verbes distincts.

En résumé, nous pensons que pour poser l'existence de deux verbes, il faut d'abord avoir une différence considérable de sens, et non pas une nuance sémantique différente. Ensuite, quand nous avons des verbes qui n'ont aucune différence syntaxique en ce qui concerne les constructions dans lesquelles ils entrent et qui montrent quand même cette différence de sens, là, il est éventuellement possible de parler de deux verbes composés distincts.

En reprenant les exemples déjà cités, nous remarquons que ces conditions ne sont pas remplies par les verbes comme javâb dâdan (répondre) ou dars dâdan (enseigner, donner une leçon). En effet la différence de sens n'est pas telle qu'on puisse penser à l'existence de deux verbes. Par ailleurs, chaque verbe peut entrer dans deux constructions syntaxiques différentes (une fois il se comporte comme un verbe composé, et une fois comme un verbe simple ayant un objet déterminé), et non pas dans une même construction en présentant des sens différents. Là encore les faits nous amènent à penser qu'il serait préférable de traiter des verbes tels que dars dâdan et javâb dâdan comme des composés dont le substantif peut devenir le noyau d'un syntagme nominal.

Notes
81.

Le cas du dernier exemple est intéressant dans la mesure où nous partons d'une phrase avec deux objets dépolarisés (cf. la fonction objet), il s'agit de l'exemple donné par S. Karimi, et nous pouvons arriver à une phrase dont le verbe est précédé d'un syntagme nominal formé de deux anciens objets en fonction de déterminant et de déterminé respectivement (dars-e târix). On peut, à partir de là, faire suivre le syntagme par le morphème :

diruz dars-e târixdâdam

Hier j'ai enseigné la leçon d'histoire.

82.

En fait ici le verbe cerk kardan ne veut pas dire simplement "laver", il renvoie à un acte qui consiste à

enlever les peaux mortes du corps à l'aide d'un gent rugueux (kisse) et d'un produit spécial (sefidâb).