5.6. La composition objet-verbe en persan et la théorie du prototype

En tenant compte de l'analyse syntaxique des verbes composés, nous pouvons dire que le persan montre une tendance à la coalescence objet-verbe qui peut aboutir à la formation des verbes composés tels que qazâ xordan, fekr kardan, javâb dâdan, zin kardan, gul zadan, etc., et qu'il existe une grande catégorie de séquences objet-verbe (ou substantif-verbe) qui peuvent fonctionner comme verbes composés. Mais cette composition n'est pas tout à fait comme le genre de composition que nous entendons lorsque nous pensons à certains termes composés comme "truckdriver", nous avons vu qu'il s'agit d'un type de composition morphologiquement non marquée. En effet l'étude des verbes composés persans nous pose plusieurs problèmes:

  1. 1. Le passage de la séquence objet générique-verbe à la séquence substantif satellite-verbe ne se fait pas de manière nette et précise; il existe des verbes composés intermédiaires, montrant à la fois les caractères sémantiques et syntaxiques des deux extrêmes.
  2. 2. La notion même de "composition" peut poser des problèmes: nous avons vu que les verbes composés ne forment pas des blocs morphologiques indissociables. Si nous voulons garder le terme de "verbe composé", il faut d'abord donner une définition correspondant au cas particulier des verbes persans, en gardant à l'esprit qu'il faut poser une limite au-delà de laquelle le lien entre le substantif et le verbe ne peut plus être considéré comme "composition".
  3. 3. Un point qui prend une importance particulière dans la discussion sur les verbes composés c'est la notion de lexicalisation. Tous les séquences substantif-verbe formant une unité sémantique peuvent être des unités lexicalisées, mise à part les séquences objet interne-verbe où le sens des deux éléments est redondant. Mais le problème se pose, là encore, à propos du degré de prévisibilité du sens d'un composé à partir du sens de ses constituants. Le sens d'une séquence comme zinkardan (seller) n'est pas difficile à prévoir, alors que le sens de zamin xordan (mot à mot: terre manger; tomber (par terre)) n'est, a priori, pas prévisible. Cela aurait été facile de dire que les unités lexicalisées sont des verbes composés et pas les autres, mais on ne peut pas décider facilement à partir de quel moment il faut considérer une unité comme lexicale.

En dépit de ces quelques problèmes, nous pensons qu'il existe un certain nombre de caractéristiques syntaxiques qui nous permettent de reconnaître un verbe composé comme tel. Dans le cas de certains verbes, ces caractéristiques ne nous autorisent pas de décider si oui ou non nous avons affaire à un verbe composé tout simplement parce que la composition verbo-nominale en persan est une question de degré.

Cette constatation nous amène tout naturellement à la théorie du prototype. En effet, étant donné le caractère scalaire de la composition substantif-verbe, nous pensons que la seule manière nous permettant d'étudier de telles séquences c'est l'application de la théorie du prototype à la catégorie des verbes composés du persan.

Pour ce faire, nous pouvons nous baser sur les propriétés des différentes séquences substantif-verbe. Dans ce cas, il faut définir une entité prototypique, avec un certain nombre de caractéristiques, et ensuite mesurer l'écart des autres verbes composés par rapport au prototype en comparant leurs caractéristiques avec celles du prototype. En d'autres termes, le prototype nous permet de dresser une "liste", énumérant ses caractéristiques; si une séquence substantif-verbe ne montre aucune de ces caractéristiques, nous pouvons dire qu'il ne s'agit pas de composition verbale; dans le cas où cette même séquence montre certaines de ces caractéristiques, selon le nombre de celles-ci, nous pouvons dire qu'il montre un degré plus ou moins poussé de cohésion entre ses éléments et donc nous pouvons en conclure qu'il est plus ou moins prototypique.

En ce qui concerne les verbes composés, nous prenons un verbe comme zin kardan comme le prototype (bien qu'il ne représente pas un "composé" prototypique, il est un "verbe composé" prototypique du persan); nous pouvons résumer ses caractéristiques: le lien syntaxique très fort entre les deux éléments, la possibilité pour l'ensemble de fonctionner comme le prédicat de la phrase mais l'impossibilité pour le substantif du verbe composé de prendre la position de l'objet, et l'unité sémantique des deux membres du composé.

Ainsi, les verbes du quatrième groupe (gul zadan (tromper)), présentant les mêmes caractères syntaxiques, sont très proches du prototype, mais s'en écartent par le fait que leur substantif n'existe qu'en composition avec le verbe: il n'a pas d'existence propre. Les verbes du deuxième groupe, celui de javâb dâdan (répondre), sont moins prototypiques: leur substantif peut fonctionner comme l'objet de la phrase et la cohésion entre les deux membres du composé est moins fort que dans le cas du prototype. Le premier groupe, constitué de séquences objet générique-verbe, est le groupe le moins prototypique: pas la même caractéristique sémantique que le composé prototypique (dans la mesure où les deux membres du composé gardent leurs sens respectifs), pas de possibilité pour l'ensemble de fonctionner comme le prédicat en présence d'un objet autre que le substantif du verbe composé, et un lien entre les deux membres du composé très ténu.

Ainsi, nous pouvons dire que le persan possède une catégorie de verbes composés avec un noyau dur représenté par les composés prototypiques autour duquel viennent se placer les verbes dont le substantif peut fonctionner comme objet de la phrase, le tout entouré par les verbes accompagnés de leur objet générique.

En ce qui concerne ce dernier groupe des verbes composés, c'est-à-dire les verbes accompagnés de leur objet générique, il nous pose en effet un problème: il est très peu prototypique, alors pourquoi le considérer comme faisant partie des verbes composés? Nous pensons que le critère décisif nous conduisant à le mettre parmi les différents groupes de verbes composé est le fait que l'ensemble objet-verbe montre un degré suffisamment élevé de cohésion pour fonctionner comme un prédicat uni, tout comme fekr kardan (penser), kâr kardan (travailler) ou javâb dâdan (répondre). Par ailleurs, si nous décidons d'écarter ce groupe, il nous faut tracer une limite nette entre celui-ci et les autres groupes, ce qui, à notre avis, n'est pas faisable: en dépit de ses différences, le groupe de verbes accompagnés de leur objet générique appartient à la catégorie des verbes composés du persan.

La prise en compte de la théorie du prototype peut avoir plusieurs avantages. Avant tout, en donnant une vision scalaire de la catégorie des verbes composés, elle règle un des plus grands problèmes que les linguistes ont lorsqu'ils s'intéressent aux verbes composés. En effet, nous n'aurons plus à décider si un verbe, présentant une partie de caractéristiques des verbes composés, en fait partie ou non; il suffira de le situer par rapport au verbe composé prototypique. Nous pensons que ce fait donne une cohérence nouvelle à cette catégorie: nous avons vu que les listes des verbes composés du persan diffèrent d'un linguiste à un autre, et qu'il n'existe pas une définition pour cette catégorie qui soit acceptée par tous. La théorie du prototype nous permet de poser le problème autrement: nous n'aurons que définir les caractéristiques du prototype et de n'écarter de la catégorie que les séquences qui ne montent aucune d'entre elles.

L'autre avantage de cette approche c'est qu'elle tient compte, à l'aide des écarts par rapport à l'entité prototypique, des différences syntaxiques entre les membres du même groupe. Nous avons vu que dans le deuxième groupe il y a des différences entre les verbes comme kâr kardan (travailler) et javâb dâdan (répondre). La théorie du prototype peut, très facilement, nous dire pourquoi: le premier verbe est plus proche du prototype que le deuxième, d'où la différence entre leurs comportements syntaxiques respectifs.

Qui plus est, ce n'est que de cette manière qu'on peut avoir une analyse cohérente des différences entre deux extrémités du continuum formé par des séquences substantif-verbe. Autrement dit, il est plus facile d'expliquer la différence entre les deux extrémités du continuum constitué par les verbes composés en ayant recours à la théorie du prototype qu'en se basant sur les théories traditionnelles.