6.1.2. Le persan moderne a-t-il une construction passive?

L'idée de l'existence des constructions passives (des verbes simples) en persan a été mise en cause par un certain nombre de linguistes, dont Palmer (1970), Bashiri (1972) et notamment Moyne (1974). Windfuhr donne un résumé des analyses et des théories de ces linguistes que nous reprenons ici. Les deux premiers linguistes ont recours à la grammaire des cas pour expliquer le passif. Selon Palmer, dans les constructions dites passives, le datif ("experiencing object") est promu à la position sujet, ce qui cause des changements morphologiques au niveau du verbe tels que la transformation du verbe principal en participe et l'insertion de verbe šodan (devenir). Bashiri, de son côté, accepte cette analyse, mais du point de vue sémantique et syntaxique il interprète le participe passé (du verbe principal) comme étant l'objet (complément) de l'expérient. Par exemple, la phrase suivante

(6-14) pesar košte šod
(garçon / PP (tué) / AUX PASS)
Le garçon a été tué

peut être interprétée comme:

(6-15) [the boy is (a) killed (one)] it happened 85 .
(Windfuhr pp.106-7)

Moyne part d'une paire de phrase:

(6-16)
ali dide šod ali râ didand
(Ali / PP (vu) / AUX PASS) (Ali / POST / ils virent)
Ali a été vu Ils ont vu Ali

Il pense qu'elles sont le résultat d'une seule structure inchoative profonde:

(6-17)
(in) [   ] šod
(ceci) [    ] devint

avec l'insertion d'une phrase active ayant un élément [PRO] (un agent non spécifié étant à la troisième personne du pluriel) on peut arriver à deux phrases du départ:

(6-18)
in [[PRO] ali bin] šav [+ passé].
1. ø [[ ø ] ali dide] šod
2. ø [[ ø ] ali didand] ø

Le résultat final donne les deux phrases de la paire du départ. Il en déduit que les constructions dites passives du persan sont en fait des inchoatives, et donc tout à fait comparables à d'autres phrases inchoatives se construisant avec le verbe šodan telle que:

(6-19) [ali xeyli xošhâl] šod
(Ali / très / content / il devint)
Ali est devenu très content.
(Windfuhr, pp. 107-8)

Selon cette analyse, le participe passé a le même rôle syntaxique qu'un adjectif attribut comme xošhâl (content).

Dabir Moghadam, dans un de ses articles (1985), revient longuement sur cette analyse. Il critique plusieurs parties du travail de Moyne, dont nous ne parlons pas ici, mais il avance un point qui nous paraît intéressant pour la suite de notre travail. En fait Dabir Moghadam pense que Moyne confond le passif et l'inchoatif ayant comme verbe šodan pour la simple raison que ces constructions ont une même structure de surface. Il commence son raisonnement par un ensemble de phrases, comprenant des paires de phrases en anglais et en persan:

(6-20) a. The water is cool âb sard ast
b.The water cooled.âb sard šod
c.The water became cool.âb sard šod
d.*The water became cool by John.âb tavassot-e mahmud sard šod
e.John cooled the water.mahmud âb râ sard kard
f.The water was cooled (by John)âb (tavassot-e mahmud) sard šod
(Dabir Moghadam 1985:36)

sard šodan est composé de l'adjectif sard (froid) et le verbe šodan, mahmud est un nom propre, et tavassot-e (par l'intermédiaire de) est employé pour introduire le complément d'agent de la phrase passive. Dabir Moghadam attire l'attention sur les phrases persanes b, c et f: les deux premières sont des inchoatives, alors que la troisième est une phrase passive où le complément d'agent n'est pas exprimé; comme on peut l'observer, les trois phrases ont la même structure de surface, à savoir l'adjectif plus šodan, et il en conclut que ce type de phrase est ambigu. D'après lui, c'est cette ambiguïté qui a induit Moyne en erreur (op. cit., pp. 36-7).

Autrement dit, un certain nombre des phrases causatives constituées d'un adjectif et le verbe kardan ont leur équivalent inchoatif avec le verbe šodan, tout comme leur passif. Pour désambiguïser de telles phrases, il propose un test sémantique qui consiste en l'insertion des constituants suivants (op. cit., p. 40):

(6-21) bomb (xod be xod) monfajer šod
(bombe / soi / à / soi / explosé / il devint)
La bombe a explosé (de soi).
(6-22) bomb (tavassote u) monfajer šod
(bombe / par l'intermédiaire de / lui / éxplosé / il devint)
La bombe a été explosée (par lui).

(

Par ailleurs, Dabir Moghadam pense que le persan possède des passifs répondant aux critères de passivation de Permuter et Postal sans aucune ambiguïté 86 . Ce type de passif se construit aussi avec šodan, précédé du participe passé du verbe principal (op. cit. pp. 38-9):

(6-23) mottaham (tavassote ma'murân) be dâdgâh âvarde šod
(accusé / par l'intermédiaire de / agents / à / tribunal / PP (amené) / AUX PASS)
L'accusé a été amené au tribunal par les agents (de police).

Pour résumer, Dabir Moghadam pense que le persan a des constructions passives qui sont formées à l'aide de l'auxiliaire šodan. Certaines d'entre elles, ayant un adjectif dans leur structure, sont ambiguës parce que celle-ci se confond avec la structure inchoative de la phrase active 87 .

Nous avons plusieurs remarques à faire à propos de ce que nous venons de voir. En premier lieu, nous sommes d'accord avec Dabir Moghadam en ce qui concerne l'existence du passif en persan. En effet, comme nous en avons parlé plus haut (cf. 3.5.3), la langue parlée n'emploie pas souvent le passif, mais il n'en demeure pas moins que cette construction existe bel et bien. La ressemblance superficielle entre certaines structures appelées inchoatives et certains passifs et leur différence plus profonde a été, à notre avis, démontrée par Dabir Moghadam et aussi par Barjasteh (1983).

Par ailleurs, l'argument le plus important de Moyne, lui permettant de rejeter l'existence du passif, c'est le fait que le passif persan ne peut pas avoir de complément d'agent 88 . Il en déduit que la phrase passive ne peut pas être dérivée d'une phrase active sous-jacente par la transformation passive, donc le persan n'a pas de passif. Il est intéressant de voir, à ce propos, l'article de Langacker et Munro dans lequel les auteurs exposent les résultats de leurs travaux sur les constructions passives et impersonnelles des langues uto-aztèques et mojave tout en les comparant avec les passifs de l'anglais. Ils finissent par en tirer une hypothèse sur les constructions passives en général. Selon eux, le passif n'est pas le résultat d'une transformation passive agissant sur une phrase active sous-jacente; il a une structure profonde distincte. La preuve de ce qu'ils avancent se trouve dans les caractéristiques du passif qui sont les suivantes (1975, p.791) 89 :

  1. Le passif résulte de l'insertion d'une proposition au prédicat "BE".
  2. Le sujet de cette proposition est non spécifié, c'est-à-dire qu'il est sémantiquement requis, mais il n'a pas reçu d'identification référentielle ou lexicale.
  3. Le complément d'agent ou d'instrument n'est pas partie intégrante de la construction passive; s'il existe, il provient d'une source externe.

Nous pouvons constater que la dernière des caractéristiques du passif, concernant l'origine externe du complément d'agent, va à l'encontre du raisonnement de Moyne. En effet le passif persan est employé pour éviter de mentionner l'agent, soit parce qu'il est inconnu soit parce que l'énonciateur juge sa saillance tellement peu élevée qu'il renonce à le mentionner. Si de tels compléments existent néanmoins en persan, nous pensons que cela s'est fait par l'influence de la traduction des œuvres des langues étrangères tel le français. Par ailleurs, les locutions qui servent, en persan, à introduire le complément d'agent peuvent tout aussi bien servir à introduire d'autres types de compléments, dans la phrase active comme dans la phrase passive:

(6-24) pedar-i tavassote câqu-ye šekâr pesar-e xod râ košt
(père-un / par / couteau-EZ / chasse / fils-EZ / soi / POST / il tua)
Un père a tué son fils avec un couteau de chasse.
(6-25) in nâme be vasile-ye edâre-ye post ferestâde šode ast
(ce / lettre / par / moyen-EZ / bureau-EZ / poste / PP (envoyé) / AUX PASS / il est)
Cette lettre a été envoyée de la part du bureau de poste.

(

Dans le premier exemple la locution tavassote introduit un instrumental, et dans le deuxième exemple, bien que la phrase soit au passif, la locution be vasileye n'introduit pas le complément d'agent proprement dit. C'est pour cette raison que nous pensons que l'introduction du complément d'agent n'est qu'une fonction secondaire de ces locutions, peut-être même une fonction récente, créée sous l'influence de la traduction de textes en langues étrangères.

Qui plus est, nous pensons que l'étude de voix ne peut pas avoir un résultat satisfaisant si nous nous contentons d'une approche purement syntaxique. En d'autres termes, le changement syntaxique induit par la voix dans une phrase va de pair avec le changement de sens qu'il y amène. D. Creissels définit la voix comme suit:

‘"On peut parler de "voix" chaque fois qu'une différence morphologique entre deux formes verbales issues d'un même lexème est associée de façon relativement régulière à une différence au niveau des schèmes argumentaux avec lesquels elles sont compatibles [...]" (1995: 265). ’

Il n'est pas difficile de constater que certains linguistes qui se sont intéressé au passif persan n'ont pas pris en compte le côté sémantique du problème, et c'est en se basant sur le sens des phrases que Dabir Moghadam et Barjasteh ont pu, sans trop de difficulté, prouver la confusion de Moyne concernant les phrases passives et inchoatives. En effet la phrase:

(6-26) pesar košte šod
(garçon / PP (tué) / AUX PASS)
Le garçon a été tué.

a un sujet qui est sémantiquement le patient du procès exprimé par le verbe. Ce procès a un agent qui n'a pas été explicité pour des raisons sémantico-pragmatiques, mais l'agent doit exister puisque le constituant nominal en fonction d'objet est un patient (l'agent est "sémantiquement requis"). C'est justement ce qu'une passivation fait: le patient du procès devient le sujet de la phrase et l'agent peut être exprimé sous forme d'un complément d'agent. Donc il est évident, à notre sens, que cette phrase a un sens passif.

La deuxième remarque que nous voulons faire sur ce qui a été dit plus haut c'est que l'analyse des deux linguistes concernant les phrases ayant à la fois un sens passif et un sens inchoatif nous semble très intéressant parce que les exemples qu'ils donnent sont ce qu'on connaît traditionnellement sous le nom des verbes composés à adjectif. Prenons les verbes suivants, dans leur sens inchoatif, le premier de Dabir Moghadam (op. cit., p. 36) et les trois autres de Barjasteh (op. cit., p. 276):

(6-27) âb sard ast
L'eau est froides.
(6-28) âb garm šod
L'eau s'est chauffée.
(6-29) lebâshâ xošk šod
Les vêtements se sont séchés.
(6-30) xâne xarâb šod
La maison s'est effondrée.

Nous verrons plus loin que les verbes composés dont le lexème verbal est šodan (les trois derniers exemples) répondent parfaitement à la définition de la voix moyenne. Autrement dit ce que Dabir Moghadam et Barjasteh appellent l'inchoatif est la voix moyenne. Ceci est important pour notre travail parce que d'une part c'est la preuve de l'existence de la voix moyenne en persan, et d'autre part nous pensons pouvoir étendre l'analyse à certains nombres de verbes composés à substantif déjà étudiés dans le présent travail. A partir de là, si notre analyse sur la voix moyenne du persan s'avère cohérente, on peut considérer ce type de phrase comme des exemples de la voix moyenne.

Notes
85.

Nous nous tenons aux explications des auteurs et ne tenons pas compte du fait que cette interprétation est en contradiction avec l'analyse de la phrase en ses parties constituantes: [the boy is (a) killed (one)] ne peut pas être considéré comme un élément constitutif de la phrase du départ.

86.

Perlmutter et Postal (1977) donnent les trois principes suivants comme des universaux du passage de l'actif au passif:

1. l'objet direct de l'actif devient le sujet du passif.

2. le sujet de l'actif devient un "chômeur".

3. la phrase passive est intransitive en surface.

(Dabir Moghadam, op. cit., p.38)

87.

Barjasteh (1983) critique lui aussi l'analyse de Moyne, et tout comme Dabir Moghadam, il pense que la ressemblance superficielle du passif et de l'inchoatif est à l'origine de l'erreur de Moyne. Le test sémantique qu'il donne pour différencier les passifs et les inchoatifs est en gros le même que celui de Dabir Moghadam; il finit par conclure que la différence sémantique entre le passif et l'inchoatif conduit automatiquement à une différence structurelle entre ces constructions. Pour Barjasteh, la cause de la ressemblance de telles phrases est le fait qu'en passant de l'actif au passif, si le verbe principal est kardan, son participe passif karde est obligatoirement éliminé à cause des changements historiques survenus en persan. Donc Barjasteh pense lui aussi que la langue persane possède une construction passive.

88.

On peut en effet ajouter le complément d'agent à l'aide de certaines expressions comme be vasileye (par le moyen de) ou tavassote (par l'intermédiaire de), mais Moyne pense qu'un complément d'agent ainsi ajouté rend la phrase passive difficilement acceptable.

89.

La traduction est la nôtre.