6.1.3.3. Le passif par changement du lexème verbal

En ce qui concerne le deuxième type de construction passive, il est en distribution complémentaire avec le passif périphrastique. Morphologiquement, ce passif n'a pas de participe passé, ni d'auxiliaire proprement dit; dans ce passif le lexème verbal est remplacé par un autre lexème, à la même valeur aspecto-temporelle. Nous avons vu quelques exemples, il y en a d'autres:

(6-41) ali otâq râ jâru kard
(Ali / chambre / POST / balai / il fit)
Ali a balayé la chambre.
(6-42) otâq jâru šod
(chambre / balai / il devint)La chambre a été balayée.
(6-43) kârmandân az vazir ozrxâhi mikonand
(fonctionnaires / de / ministre / pardon / ils font)
Les fonctionnaires s'excusent auprès du ministre.
(6-44) az vazir ozrxâhi mišavad
(de / ministre / pardon / il devient)
On s'excuse auprès du ministre.
(6-45) ostâd az ali so'âl karde ast
(professeur / de / Ali / question / il a fait)
Le professeur a posé une question à Ali.
(6-46) az ali so'âl šode ast
(de / Ali / question / il est devenu)
Il a été posé une question à Ali.

En nous basant sur la grammaire traditionnelle, nous dirons que le point commun le plus important de toutes ces phrases c'est le fait qu'elles soient intransitives. En effet, les grammairiens parlent souvent des constructions intransitives qui servent de passifs aux verbes composés. Nous pensons qu'il s'agit de constructions passives. C'est évident que la seule intransitivité de ces phrases n'est pas une raison suffisante pour leur donner le statut de passif. Par ailleurs, ce passif ne se forme pas par l'adjonction d'un morphème ou par l'emploi d'un auxiliaire; il se forme par une commutation du lexème verbal. De ce fait, ce passif s'écarte, du point de vue morphologique, des constructions habituelles de la voix passive.

Néanmoins, il existe un certain nombre de propriétés communes à toutes les constructions passives; les propriétés qui peuvent être d'ordre sémantique, pragmatique ou syntaxique. On peut parler d'une structure passive à partir du moment où cette structure montre ces propriétés.

En premier lieu, nous avons qualifié la voix comme une corrélation systématique entre un changement morphologique au niveau du verbe et un changement sémantique des rôles des référents des constituants nominaux. Nous pouvons constater que cette propriété est observée dans les couples de phrases que nous venons de voir. A chaque fois que le lexème verbal change, il y a un changement sémantique des référents: l'objet de la phrase active, sémantiquement patient, devient le sujet de la phrase passive. Par ailleurs, le complément d'agent n'est pas partie intégrante de la construction passive, donc son absence ne peut pas être comprise comme une entorse aux règles de la passivation.

En deuxième lieu, Givón donne une série de particularités concernant les constructions passives. Il définit d'abord la construction active prototypique, et observe des changements qui se produisent lorsqu'on passe à une construction passive. Pour lui, une construction active prototypique a les particularités suivantes: du point de vue sémantique, elle possède un agent "volitional, controlling, initiating, active". Le patient est "inactive, non volitional, non controlling". Le verbe est "compact, bounded, realis", c'est-à-dire que l'événement représenté par le verbe est rapide, complet et réel. Du point de vue pragmatique, une construction active prototypique a un agent qui est le participant le plus thématique de la phrase. Lorsqu'on passe à une construction passive, il y a trois paramètres fonctionnels essentiels:

  1. 1. L'agent régresse de sa position thématique prototypique; il descend aussi dans la hiérarchie des cas (sujet > objet direct > oblique). L'agent peut être supprimé.
  2. 2. Nous avons la promotion d'un argument non agent; après la régression de l'agent, un autre participant est interprété comme le nouveau thème et le nouveau sujet.
  3. 3. Le verbe subit une "stativization": l'événement est présenté comme un état résultant. Pour ce faire, les deux moyens les plus courants sont: l'emploi du verbe "être" ou l'emploi des formes verbales adjectivale, participale, parfait et nominal (Givón 1990, pp. 563-72).

Là encore, si nous reprenons nos couples de phrases, nous constatons que ces trois dimensions fonctionnelles sont présentes: le sujet actif est éliminé; l'objet actif fonctionne comme le sujet dans la construction passive, et le verbe exprime un procès statique (šodan vs. le verbe actif kardan).

Ainsi, nous pouvons dire qu'en dépit de la morphologie inhabituelle de ces constructions, il s'agit de passifs.

Le persan possède d'autres constructions qui, morphologiquement, sont identiques à celles que nous venons de voir, à savoir des phrases qui sont obtenues par une commutation du lexème verbal à partir d'une autre phrase. Ces constructions, contrairement à celles que nous venons de voir, n'ont pas tout à fait un sens passif, bien qu'elles soient construites de la même manière que les passifs précédents:

(6-47) xoršid âb râ boxâr kard
(soleil / eau / POST / vapeur / il fit)
Le soleil a évaporé l'eau.
(6-48) âb boxâr šod
(eau / vapeur / il devint)
L'eau s'est évaporée.
(6-49) ali hame râ dar hayât jam' karde (ast)
(Ali / tout / POST / dans / cour / addition / il a fait)
Ali a rassemblé tout le monde dans la cour.
(6-50) hame dar hayât jam' šodeand
(tout / dans / cour / addition / ils sont devenus)
Tout le monde s'est rassemblé dans la cour.
(6-51) setâregân aqlab-e in anâsor râ dar del-e xod tolid mikonand
(les étoiles / plupart-EZ / ce / éléments / POST / dans / cœur-EZ / soi / production / ils font)
Les étoiles font naître la plupart de ces éléments dans leur propre cœur.
(6-52) aqlab-e in anâsor dar del-e setâregân tolid mišavand
(plupart-EZ / ce / éléments / dans / cœur-EZ / étoiles / production / ils deviennent)
La plupart de ces éléments se forment dans le cœur des étoiles.
(6-53) ali mâšin râ râh andâxt
(Ali / voiture / POST / chemin / il jeta)
Ali a fait démarrer la voiture.
(6-54) mâšin râh oftâd
(voiture / chemin / il tomba)
La voiture a démarré.
(6-55) ali esm-e u râ yâd-am andâxt
(Ali / nom-EZ / lui / POST / mémoire-I.1sg / il jeta)
Ali m'a rappelé son nom.
(6-56) esm-e u yâd-am oftad
(nom-EZ / lui / mémoire-I.1sg / il tomba)
Je me suis rappelé de son nom..
(6-57) zelzele xâne râ tekân midehad
(tremblement de terre / maison / POST / secousse / il dnne)
Le tremblement de terre secoue la maison.
(6-58) xâne tekân mixorad
(maison / secousse / il mange)
La maison est secouée ("se bouge").
(6-59) parvâne man râ qasam dâde (ast)
(Parvane / moi / POST / serment / il a donné)
Parvane m'a fait prêter serment.
(6-60) man qasam xordeam
(moi / serment / j'ai mangé)
J'ai prêté serment.
(6-61) ali zan-aš râ talâq dâd
(Ali / femme-I.3sg / POST / divorce / donna)
Ali a répudié sa femme.
(6-62) zan-e ali talâq gereft
(femme-EZ / Ali / divorce / il prit)
La femme d'Ali a divorcé.
(6-63) ali kâh râ âtaš zad
(Ali / paille / POST / feu / il frappa)
Ali a mis le feu à la paille.
(6-64) kâh âtaš gereft
(paille / feu / il prit)
La paille a pris feu.

Comme on peut le voir, les couples de verbes qui commutent dans ces constructions sont très divers: kardan/šodan, dâdan/gereftan ou xordan, andâxtan/oftâdan, etc. Le point intéressant est que ces constructions ont la morphologie de la deuxième construction passive du persan, mais il nous semble qu'au niveau sémantique, elles ne présentent pas le même type de signification. En effet, nous pensons qu'ici, l'agent n'est pas "sémantiquement requis". La différence de ces deux formes peut se voir de la façon suivante:

(6-65) dowlat ali râ az kešvar exrâj kard
(gouvernement / Ali / POST / de / pays / expulsion / il fit)
Le gouvernement a expulsé Ali du pays.
(6-66) ali az kešvar exrâj šod
(Ali / de / pays / expulsion / il devint)
Ali a été expulsé du pays.
(6-67) *ali xod be xod az kešvar exrâj šod
(Ali / soi / à / soi / de / pays / expulsion / il devint)
*Ali a été expulsé du pays par lui-même.
(6-68) ali mardom râ jam' kard
(Ali / gens / POST / addition / il fit)
Ali a rassemblé les gens.
(6-69) mardom xod be xod jam' šodand
(gens / soi / à / soi / addition / ils devinrent)
Les gens se sont rassemblés (par eux-mêmes).

Lorsque la phrase est au passif, l'expression xod be xod (de soi) n'est pas, sémantiquement, compatible avec elle, d'où l'inacceptabilité de la phrase passive. Ceci est dû au fait que la construction passive sous-entend l'existence d'un agent. En revanche, lorsque la phrase n'est pas passive, cette même expression peut être ajoutée sans que cela rende la phrase inacceptable.

En effet, l'expression xod be xod (de soi) est compatible avec la quasi-totalité des phrases intransitives des couples précédemment cités. Là où cette expression donne des phrases douteuses, comme par exemple:

(5-4) âraš barâye man qazâ poxt
(Arash / pour / moi / nourriture / il cuisit)
Arash a cuit de la nourriture pour moi.
(5-4) âraš barâye man qazâ poxt
(Arash / pour / moi / nourriture / il cuisit)
Arash a cuit de la nourriture pour moi.
(6-70) ?man xod be xod qasam xordam
J'ai prêté serment (par moi-même).
(6-71) ?zan-e ali xod be xod talâq gereft
La femme d'Ali a divorcé (par elle-même).

il s'agirait plutôt d'un problème sémantique: le référent du sujet étant humain et donc doué de la volonté, l'expression xod be xod ne conviendrait pas. C'est peut-être pour cette raison que ces mêmes phrases peuvent accepter une expression telle que xod- (soi) accompagnée de l'indice personnel coréférentiel avec la personne concernée:

(6-72) man xodam qasam xordam
J'ai prêté serment moi-même.
(6-73) zane ali xodaš talâq gereft
La femme d'Ali a divorcé elle-même.

Quel que soit la raison de cette incompatibilité, ce qui est sûr c'est que la plupart des phrases intransitives précédentes sont compatibles avec l'expression xod be xod; ce fait montre la différence entre celles-ci et les phrases ayant un sens passif.