6.2.1. La définition de la voix moyenne

Pour donner une définition de la voix moyenne nous nous référons au travail de S. Kemmer (1993). Elle se donne pour but la caractérisation de la catégorie de la voix moyenne de façon à pouvoir l'incorporer dans une théorie cognitive du langage. Pour ce faire, d'une part elle étudie les situations qui sont systématiquement associées au morphème de la voix moyenne 90 (en se basant sur les langues qui possèdent ce morphème), et d'autre part elle dégage les caractéristiques de la voix moyenne en la comparant à d'autres voix (active, passive) et à des procès transitifs et intransitifs. Le moyen, selon Kemmer, a plusieurs caractéristiques sémantiques essentielles:

  1. l'entité initiateur ("Initiator") de l'événement verbal est en même temps l'entité affectée ("Endpoint")Il faut noter que Kemmer donne un sens très large aux termes "Initiator" et "Endpoint": "The notions of Initiator and Endpoint [...] are actually more general, and not confined to the semantics of transitive clauses [...] Initiator and Endpoint can be thought of as "macroroles", each of which subsumes various thematic participant roles. The Initiator role subsumes participant roles involving a conceptualization of a "starting point" for an event, such as Agent, Experiencer and Mental Source. Endpoint includes participants at the end of the "action chain", [...] including Patients (where no other "downstream" participant is present in the clause) and Recipient and Beneficiary participants." (op. cit., p. 51).;
  2. les événements exprimés par le moyen ont un degré peu élevé d'élaboration;
  3. le degré de distinction des participants les uns des autres est peu élevé.

Etant donné que ces caractéristiques nous semblent importantes pour la suite de notre travail, nous les développons plus. En fait elle pense que les événements exprimés par le moyen se placent, du point de vue du nombre des participants et du degré de leur implication dans le procès, entre les événements transitifs et intransitifs d'une part, et entre l'actif et le passif d'autre part. Un événement transitif prototypique met en jeu deux participants, un agent, humain le plus souvent, qui "initie" l'action verbale, et un patient, souvent inanimé, qui subit et qui peut être considéré comme le point d'arrivée de l'action du verbe ("Endpoint"). Un événement intransitif, en revanche, ne met en jeu qu'un seul participant et de ce fait il n'y a pas de polarité agent/patient. Lorsqu'un événement est au moyen l'entité qui initie l'action, ou l'initiateur, est en même temps le point d'arrivée, et par conséquence l'entité affectée. Lorsque l'événement dénoté par le verbe n'est pas une action, comme "se demander", l'expérient est un initiateur dans la mesure où l'événement mental provient de son esprit, et il est le point d'arrivée parce qu'il est affecté mentalement. De même, dans une relation statique il y a un expérient et un stimulus. Donc dans les événements exprimés par le moyen, l'initiateur et le point d'arrivée sont, du point de vue sémantique, une seule et même entité ou, en d'autres termes, l'initiateur est aussi l'entité affectée. La deuxième caractéristique du moyen c'est le degré peu élevé de l'élaboration des événements. Le meilleur exemple pour illustrer cette propriété de la voix moyenne ce sont les verbes naturellement réciproques, par exemple "se rencontrer". Sémantiquement, on peut imaginer que l'événement décrit par le verbe est lui-même constitué de plus d'un sous-événement: A rencontre B et B rencontre A. Mais l'énonciateur choisit de prendre l'événement dans son ensemble, sans s'occuper de ses sous structures ou de ses parties composantes. C'est ce qui est appelé degré peu élevé d'élaboration des événements. La troisième propriété de la voix moyenne, à savoir le degré relatif de distinction des participants, découle directement des deux autres propriétés: il s'agit du degré avec lequel une entité unique est, du point de vue conceptuel, distinguée en plusieurs participants séparés, comme par exemple corps vs. esprit ou agent vs. patient. Au moyen, ce degré est peu élevé 92 parce que le morphème du moyen est là justement pour signaler que l'événement est pris dans son ensemble et que deux rôles sémantiques ont été attribués à une même entité (ce qui est le contraire de vouloir distinguer deux facettes d'une même entité comme s'il s'agissait de deux participants distincts). Une fois ces caractéristiques dégagées, on peut dire que la voix moyenne constitue une catégorie grammaticale formée par un ensemble de critères sémantico-pragmatiques, et par un paradigme formel constitué des morphèmes du moyen.

Notes
90.

Elle donne le nom de "situation types" (le terme anglais pour lequel nous avons choisi la traduction française "types situationnels") à ces situations et donne la définition suivante: "Situation types can be thought of as sets of situational or semantic/pragmatic contexts that are systematically associated with a particular form of expression." (op. cit., p. 7). Par ailleurs, elle dresse une liste des types situationnels qui sont exprimés morpho-syntaxiquement par le moyen; nous en donnons un résumé avec des exemples français:

1. Les soins corporels: se laver, se raser, etc.

2. Le mouvement du corps sans déplacement dans l'espace:

2.1. le mouvement non translationnel: se tourner, se redresser, etc.

2.2. le changement de position corporelle: s'asseoir, s'allonger, etc.

3. L'entité agent est normalement le récipient ou le bénéficiaire de l'action verbale: se procurer, etc.

4. Les événements naturellement réciproques: se rencontrer, s'embrasser, etc.

5. Le mouvement du corps en se déplaçant dans l'espace: s'en aller, se promener, etc.

6. Le moyen émotionnel: se fâcher, etc.

7. Les actes de parole de type émotionnel: se plaindre, se lamenter, etc.

8. Les actes de parole de type émotionnel exagéré: se confesser, se vanter, etc.

9. Les verbes d'état mental, le moyen de cognition: se demander, etc.

10 Les événements spontanés: s'évaporer, se dessécher, etc.

11. Le moyen logographique: en islandais, les verbes référant aux procès de perception, de croyance et de parole sont accompagnés du morphème de la voix moyenne dans les constructions où ils ont des complétives.

12. Le moyen passif, impersonnel ou facilitatif: se vendre, se voir.

(pp. 16-20)

92.

Cette propriété est plus évidente lorsque nous comparons le moyen et le réflexif ("il se voit dans le miroir"). Selon Kremmer, ce dernier est employé quand on veut distinguer (ou traiter comme deux participants séparés) deux facettes d'une même entité: l'initiateur agit sur lui-même comme il agirait sur une autre entité, le morphème du réflexif est là pour signaler le fait inhabituel que le rôle de différents participants est accompli par la même entité.