Introduction

Mgr Mignot, évêque de Fréjus puis archevêque d'Albi, fait partie des quelques évêques de sa génération à ne pas être complètement tombés dans l'oubli. Il continue à être cité - même si ce n'est parfois qu'en note - dans les ouvrages d'histoire du catholicisme contemporain. On peut ainsi apprendre que prélat rallié 1 , il a déploré avec les catholiques libéraux "que le clergé, ne disant mot, parût consentir à la condamnation de Dreyfus" 2 ; qu'il souhaitait que les "catholiques ne restent pas en dehors du mouvement général de leur temps" 3 ; qu'il fut en relation épistolaire avec Loisy 4 ; qu'il fit partie de "la frange modérée restée soumise" 5 du modernisme dont il considéra la condamnation comme "une grosse épreuve pour les âmes intelligentes et sincères" 6 ; qu'il fut "le courageux et lucide auteur" des Lettres sur les Études ecclésiastiques inspirées de l'ouvrage de John Hogan 7 Clerical Studies 8 ; qu'il fut hostile à l'Action française 9 et qu'en revanche il s'employa à défendre le Sillon 10 ; qu'enfin il avait dénoncé les exactions allemandes au début de la guerre de 1914-1918 11 .

La moisson, on le voit, n'est pas négligeable. Elle révèle un homme très largement impliqué dans la vie religieuse, politique et sociale de son temps et un évêque dont l'originalité tranche avec les tendances dominantes de l'épiscopat français du tournant des XIXe et XXe siècles. Il est donc étonnant de constater que l'archevêque d'Albi n'a pas encore la biographie que "mérite sa valeur et la place qu'il a tenue dans une période aussi décisive" alors que "bien des personnages de moindre importance, parmi ses contemporains, sont déjà nantis d'une épaisse biographie" 12 . Parmi les éléments biographiques que nous avons rassemblés, on peut faire l'hypothèse que ceux relatifs à la crise moderniste sont essentiels et qu'ils ont sans doute quelque chose à voir avec cette exception.

E. Poulat présente Mgr Mignot comme un archevêque "exceptionnel et discuté". Exceptionnel, car c'était "un intellectuel et un progressiste [...] en quoi il se distinguait de l'épiscopat français dans son ensemble" et discuté, car il "apparut compromis dans la crise moderniste par son amitié avec Loisy" 13 . On comprend que sa mémoire soit grosse d'enjeux apologétiques et doctrinaux. D'une certaine façon la dispersion des archives de l'archevêque jusqu'à une date relativement récente 14 , leur inaccessibilité quand elles faisaient partie de fonds publics astreints à des délais de communication signaient matériellement le fait qu'il "ne convient pas de troubler le repos des morts - surtout de certains morts" comme l'écrivait l'abbé Berriot, un de ses anciens élèves, à Mgr Lacroix 15 .

Pour autant il faut se garder de l'anachronisme et faire de Mgr Mignot un évêque conciliaire avant l'heure. Comme le rappelle D. Crouzet : "L'histoire, qu'elle soit celle d'un individu, d'une société, d'un peuple, d'une culture, est discontinue, sa seule réalité est de ne posséder de significations que dans les données élémentaires de sa conjoncture courte, que dans les arcanes de l'imaginaire de ceux qui l'ont vécue ; elle ne se déroule qu'une fois, elle n'a de sens que dans son immédiateté" 16 .

Raison de plus pour se garder de faire de Mgr Mignot l'agent d'un devenir historique inexorable et de préjuger de ce que, un demi siècle après sa mort les évolutions qu'ils appelait de ses vœux, ont trouvé droit de cité dans l'Église, qu'elles étaient nécessairement inévitables, et, que ceux qui la défendait étaient des précurseurs - naturellement incompris - alors que ceux qui s'y opposaient étaient des conservateurs - naturellement attardés. La tâche de l'historien n'est pas de décerner des brevets de "visionnaire de la modernité", mais de tenter de comprendre les drames vécus par des hommes douloureusement écartelés entre ce qui leur semblaient être des fidélités contradictoires alors même qu'elles n'apparaissent plus telles aujourd'hui.

Si l'on voit s'exprimer, très vite après la mort de Mgr Mignot, la volonté de protéger sa mémoire, puis de la défendre quand on l'estimera attaquée, c'est que les faits susceptibles d'interprétations contradictoires ne manquaient pas, à commencer celui d'avoir encouragé le travail puis d'avoir voulu retenir dans l'Église un prêtre et un savant que Rome finit par désigner comme hérétique. Les reproches adressés à l'archevêque d'Albi dessinent en fait les limites de ce que l'on attendait de l'orthodoxie d'un évêque et Mgr Mignot semblait avoir eu de ces limites une conception plus large qu'il n'était de coutume. Or aux marges de l'orthodoxie on peut faire figure de guetteur, mais aussi bien de transfuge en puissance. Comme le note l'archevêque à la fin de sa vie : "Il est si difficile de s'arrêter juste à la limite de l'orthodoxie dans un terrain où il n'y a pas de bornes frontière" 17 .

Pour Rome, la frontière était clairement dessinée sur les cartes idéologiques. Deux visions du monde s'affrontaient (trois si l'on suit Poulat, mais en tout état de cause le socialisme n'entre guère ici en ligne de compte), celle du catholicisme et celle du libéralisme. Leur incompatibilité était totale. C'est que, comme l'a montré E. Poulat, le catholicisme n'est pas réductible à sa dimension religieuse. Il "s'est toujours présenté avec une vision intégrale, globale, totalisante, à la fois de l'homme, de la société, de l'histoire, de l'univers : distinguer oui, mais pour unir au lieu de séparer" 18 . C'est l'émergence de la modernité et de l'avènement de l'individu à partir du XVIe siècle qui ont peu à peu relégué la religion dans la sphère du privé et détrôné le catholicisme de sa position de domination exclusive dans la société et la culture. Face à cette volonté de le réduire à n'être qu'une religion parmi les autres, le catholicisme a énergiquement refusé de transiger avec cette prétention, exorbitante à ses yeux, de la "civilisation récente" 19 .

L'intransigeance catholique est ainsi la forme historique prise au XIXe siècle par la défense de l'intégralisme. Est-ce à dire que les termes sont synonymes et que la sauvegarde du caractère intégral du catholicisme passe nécessairement par le maintien du modèle intransigeant construit par E. Poulat ? Ce modèle a une puissance heuristique incontestable au niveau idéologique. Il permet de comprendre la continuité de l'inspiration de décisions en apparences contradictoires. Mais à trop insister sur les permanences, ne risque-t-on pas de ne pas faire droit aux ruptures ? E. Poulat ne le pense pas qui estime que "le changement est impensable sans la permanence, et (qu') à trop vouloir parler toujours du changement parce qu'on a valorisé cette notion, on finit par oublier le support du changement" 20 .

Pourtant si la crise moderniste a bien été "la rencontre et la confrontation actuelles d'un passé religieux depuis longtemps fixé, avec un présent qui a trouvé ailleurs qu'en lui les sources vives de son inspiration" 21 , la réponse intransigeante de Pie X était-elle la seule possible ? Aux marges du modèle intransigeant, échappant plus ou moins à sa force d'attraction, existait une nébuleuse d'hommes, et Mgr Mignot en était, pour penser que la défense du caractère intégral du catholicisme pouvait prendre une autre forme, sans cesser pour autant d'être orthodoxe. E. Poulat ne l'ignore pas puisqu'il évoque ces catholiques qui sont dans la société moderne "comme poisson dans l'eau" parce qu'il en "acceptent les principes, les règles de vie, les normes, les valeurs" et pour qui "l'instance de la conscience […] est le lieu du rapport, comme l'a dit Newman, entre moi et mon créateur" 22 . C'est reconnaître qu'entre les affirmations doctrinales de l'autorité et les impératifs de la conscience, il y a un écart dont il faut bien tenir compte et dont ne permet pas de rendre compte l'identification de l'intransigeantisme - refus total à l'égard des principes et des valeurs du monde moderne - et de l'intégralisme - volonté d'inspirer toutes les dimensions de la vie humaine.

Il nous semble donc que l'hypothèse formulée par J.-M. Donégani selon laquelle "le catholicisme contemporain se comprend par l'éclatement de l'intransigeantisme et de l'intégralisme" 23 peut être adoptée pour mieux comprendre la situation originale de Mgr Mignot, à la fois vis-à-vis du radicalisme des modernistes et de l'intransigeance de Rome.

Notre travail s'attache uniquement à cette dimension de la pensée et de l'action de Mgr Mignot. C'est ainsi par exemple que son oeuvre strictement pastorale dans les deux diocèses qu'il a dirigés, ou son rôle au sein de l'épiscopat au moment de la discussion de la loi de Séparation - au demeurant déjà étudié par J.-M. Mayeur - ne seront pas, sinon par allusion, évoqués. Ce que nous avons tenté de reconstituer c'est l'itinéraire intellectuel d'un homme confronté, comme d'autres clercs et laïcs catholiques de la fin du XIXe siècle, à la brutale irruption des prétentions de l'histoire face à celles de la théologie et qui ne se satisfaisaient pas des réponses d'autorité.

Notre objectif n'est pas de déterminer l'éventuelle influence d'un individu sur le cours des événements auxquels il a été mêlé - quand bien même il a pu vouloir y jouer un rôle - que de comprendre à travers lui, l'interférence des différentes logiques qui s'y sont trouvées affrontées ainsi que l'articulation des différents réseaux qui y étaient à l'œuvre. Car nous n'oublions pas la mise en garde de Lucien Febvre contre "l'homme isolé, cette abstraction" 24 . Aussi bien en suivant "le fil d'un destin particulier […] et avec lui la multiplicité des espaces et des temps, l'écheveau des relations dans lesquelles il s'inscrit" 25 , c'est entrer dans les problèmes et les mouvements qui ont agités l'Église dans le quart de siècle qui va des années 1890 à la première guerre mondiale.

L'itinéraire de Mgr Mignot n'est pas isolable de celui des principaux acteurs de cette crise qui a marqué durablement l'histoire de l'Église catholique. Mais avant de situer Mgr Mignot par rapport à l'abbé Loisy, au baron von Hügel, au P. Tyrrell, au P. Laberthonnière, à Mgr Duchesne, à Mgr Batiffol, à M. Blondel, il nous faut d'abord traverser un double filtre. Celui d'abord de la mémoire des contemporains de l'archevêque pour qui évoquer Mgr Mignot conduisait inévitablement à s'aventurer dans un domaine pratiquement tabou. Le filtre de la propre mémoire de Mgr Mignot quand, à la fin de sa vie, malade et bouleversé par la guerre, il rédige ses souvenirs et cherche l'unité de sa vie et la preuve de sa fidélité à la vocation qu'il avait acceptée.

Nous serons alors en mesure de mieux appréhender la démarche personnelle de Mgr Mignot au sein de ce petit groupe d'hommes qui ont travaillé en ordre dispersé, pour tenter de prendre compte "d'un bout à l'autre, sérieusement et sobrement, des méthodes, des résultats, même des possibilités réelles de la critique philosophique et historique, tout en restant foncièrement chrétien" 26 . Plus souvent soucieux de marquer leurs différences afin d'échapper aux censures qui se multipliaient

Si l'on veut bien faire l'hypothèse que la crise moderniste peut s'interpréter comme le moment où le catholicisme n'est plus en mesure de maintenir les capacités inventives des individus dans le cadre des contraintes, des normes et des conventions qui le régissent, la cohérence de la tentative de Mgr Mignot pour proposer un catholicisme intégral qui ne soit pas intégriste apparaîtra pour ce qu'elle était, une méthode pragmatique pour faire tenir ensemble des aspirations et des exigences contradictoires. Le conflit est d'autant plus aigu qu'il porte moins sur les contradictions entre les normes et les pratiques que sur la prise de conscience des incohérences des normes elles-mêmes, "incohérences qui autorisent la multiplication et la diversification des pratiques" 27 . A la fin du XIXe siècle l'opposition apparaît insurmontable entre les revendications opposées de deux normes qui l'une et l'autre pouvaient légitimement se considérer fondées dans la tradition du catholicisme : l'affirmation du primat de l'autorité source de la vérité et l'autonomie de la conscience dont saint Thomas disait que "même erronée elle oblige sous peine de péché".

Il y a vingt cinq ans, le chanoine Aubert assignait comme programme à l'étude du phénomène moderniste de "commencer par une série de monographies consacrées aux individualités très variées qui furent de leur temps considérés à l'un ou l'autre titre comme des modernistes" car si le théologien peut se contenter d'analyser un système abstrait, "l'historien doit s'efforcer de comprendre les hommes concrets dans leur complexité réelle et leurs préoccupations profondes" 28 . Emile Poulat, pour sa part, a érigé en méthode l'étude des dialogues entrecroisés et multiples que les acteurs de la crise moderniste ont entretenus les uns avec les autres : "On comprend les hommes par leur temps et leur milieu, disait-on jadis. J'ai toujours cherché à les comprendre les uns par les autres, et par les questions qu'ils se posent les uns aux autres, surtout quand elles se personnalisent" 29 .

C'est ce programme et cette méthode que nous mettons en œuvre ici. A l'échelle biographique on cesse, en effet, d'opposer le côté coercitif de l'institution au côté, présumé subversif, de l'expérience sociale, pour s'intéresser à la manière dont les individus peuvent négocier leur rapport aux institutions en développant différentes stratégies dont on ne peut rendre compte que si on les replace dans leur contexte d'incertitude. Les individus ne sont pas entièrement soumis aux pressions sociales ni toujours accablés par des forces qui les dépassent. Le projet biographique trouve donc toute sa justification dans la mesure où il permet d'entrevoir comment le changement d'un système, aussi normatif soit-il, est rendu possible par l'espace de liberté que ses propres incohérences laissent aux individus.

Notes
1.

Histoire religieuse de la France contemporaine, G. Cholvy, Toulouse, Privat, 1986, t. 2, p. 89.

2.

L'Histoire des catholiques en France, sous le direction de Fr. Lebrun, p. 418.

3.

Histoire religieuse de la France contemporaine, Op. cit., p. 207.

4.

Histoire de la France religieuse, sous la direction de J. Le Goff et R. Rémond, t. 4, Paris, Le Seuil, 1992, p. 104.

5.

L'Histoire des catholiques en France, Op. cit., pp. 419-420.

6.

Histoire religieuse de la France contemporaine, Op. cit., p. 148.

7.

Jean-Baptiste HOGAN (1829-1901), sulpicien d'origine irlandaise exerça durant son long passage comme professeur à Saint-Sulpice (1852-1884), une grande influence sur plusieurs générations de séminaristes à commencer par Mgr Mignot lui même comme nous le verrons plus bas.

8.

Nouvelle Histoire de l'Église, sous la direction de R. Aubert et alii, t. 5, p. 143. Cet ouvrage n'évoque les liens de Mgr Mignot avec le modernisme que dans une note de la p. 212 qui cite le mot de J.-M. Mayeur : Mgr Mignot, l'Erasme du modernisme. Les Lettres sont aussi citées dans Histoire de la France religieuse, Op. cit., p. 104.

9.

Histoire religieuse de la France contemporaine, Op. cit., p. 135.

10.

Nouvelle Histoire de l'Église, sous la direction de R. Aubert et alii, t. 5, p. 60.

11.

Histoire religieuse de la France contemporaine, Op. cit., p. 242.

12.

E. Poulat, Histoire, dogme et critique dans la crise moderniste, Paris, Casterman, 1962, p. 449. (désormais Histoire,...). La 3e édition chez Albin Michel, collection "Évolution de l'humanité", 1996 conserve la même pagination. On "ne dispose pas de la biographie qu'il mériterait", Catholicisme, t. 9, col. 131.

13.

Catholicisme, t. 9, col. 132.

14.

Il n'est d'ailleurs pas certain que tout ce qui n'a pas été détruit soit désormais rassemblé. A preuve l'exhumation durant l'un de mes séjours à Albi d'un paquet soigneusement ficelé, conservé jusqu'alors dans le bureau de l'archiprêtre de la cathédrale, qui s'est révélé être le manuscrit de la biographie laissée inachevée par Mgr Lacroix et dont personne ne soupçonnait l'existence...

15.

Lettre du 4 mai 1918, BN, Fonds Lacroix, Naf 24404, f°568.

16.

D. Crouzet, La sagesse et le malheur, Michel de L'Hospital, Chancelier de France, Paris, Champ Vallon, 1998, p. 14.

17.

Mgr Mignot, "Notes sur les sermons de Newman", 14 mars 1914. ADA, 1 D 5

18.

E. Poulat, Le catholicisme sous observation. Entretiens avec Guy Lafon, Paris, Le Centurion, 1983, p. 31.

19.

Dernière proposition du Syllabus. Généralement traduite par "civilisation moderne". E. Poulat fait justement remarquer que le latin porte "cum recenti civilitate" et il commente : "Le mot "moderna" a été évité : ce n'est pas la modernité qui est visé, mais une nouveauté révolutionnaire, qui s'est substituée à la civilisation antérieure, chrétienne", L'Église, c'est un monde, p. 217, n. 5.

20.

E. Poulat, Le catholicisme sous observation, Op. cit., p. 190.

21.

E Poulat, Histoire…, p. 15.

22.

E. Poulat, Le catholicisme sous observation, Op. cit., p. 187.

23.

J.-M. Donégani, La liberté de choisir, Paris, Presse de la Fondation nationale des Sciences politiques, 1993, p. 173.

24.

L. Febvre, Combats pour l'histoire, Paris, A. Colin, 1953, p. 15.

25.

J. Revel, Jeux d'échelles, Paris, Hautes Études-Gallimard-Le Seuil, 1996, p. 21.

26.

Baron von Hügel à Mgr Mignot, 9 mai 1896

27.

G. Levi, "Les usages de la biographie", Annales, ESC, n° 6, 1989, p, 1334.

28.

Roger AUBERT, L'Église dans le monde libéral et dans le monde moderne (1848 à nos jours), Nouvelle Histoire de l'Église, t. 5, Paris, Seuil, 1975, p. 200.

29.

E. Poulat, Critique et mystique. Autour de Loisy ou la conscience catholique et l'esprit moderne, Paris, Le Centurion, 1984, p. 5.