1.1.2 Au niveau national : l'amorce d'une polémique.

Quand on passe à la lecture de la presse parisienne l'évocation des différentes facettes du personnage laisse entrevoir de façon explicite que la mémoire de Mgr Mignot est à manier avec prudence 32 .

Dès le 19 mars, Le Gaulois consacre deux colonnes en milieu de page deux à la mort de Mgr Mignot. Après la biographie d'usage, l'appréciation de l'œuvre. C'était "l'un des membres les plus distingués de l'épiscopat français par sa science, son rare talent d'écrivain, et ajoutons par une modération dont il lui fut fait quelquefois grief. Il a publié plusieurs ouvrages d'exégèse [...] dans lesquels il s'efforçait de concilier les exigences du dogme et les plus récentes théories de la science scripturaire. Il s'était employé - sans succès hélas ! - à retenir M. Loisy dans l'orthodoxie. [...] En politique, Mgr Mignot était un libéral, un conciliateur apprécié de Léon XIII..." Deux données nouvelles apparaissent. D'abord il est discrètement rappelé que l'unanimité de l'éloge ne doit pas faire oublier que de son vivant Mgr Mignot s'est heurté à l'opposition de ceux qui ne concevaient pas que dans le conflit qui opposait l'Église et la République, un évêque puisse faire preuve de modération. Ensuite et surtout que son nom est attaché à des questions touchant à l'orthodoxie et qu'en ce domaine le bilan est plutôt négatif : cela est clairement dit en ce qui concerne Loisy et suggéré en ce qui concerne l'œuvre doctrinale qui s'est attachée à concilier ce qui peut-être est inconciliable.

De son côté La Croix se contente le 20 marsde publier le télégramme reçu d'Albi et ne consacre qu'un bref entrefilet à la mort du prélat. Une courte biographie évoque la "vaste érudition", la "foi profonde" et le souci constant "d'être progressiste en même temps que conservateur, avec tous les avantages et les inconvénients de se juger en avance de quarante ou cinquante ans sur ses contemporains". La fin de la phrase est une citation d'un passage des Lettres sur les études ecclésiastiques dans lequel Mgr Mignot évoque, de façon générale, la difficulté que rencontrent les savants pour faire admettre leurs découvertes. En l'appliquant à l'archevêque lui-même, La Croix transforme un constat banal en critique feutrée, mais sévère. C'est avoir une confiance bien exagérée en ses propres lumières, faire preuve d'un peu trop d'amour propre et de manque d'humilité que de prétendre devancer ainsi l'opinion autorisée. L'article se termine néanmoins - c'est le moins que pouvait faire La Croix - en recommandant aux prières des lecteurs "le vénéré défunt qui se montra toujours sympathique à notre œuvre". Mais sur l'exemplaire de la coupure de presse conservé dans les archives diocésaines d'Albi, ces derniers mots soulignés et un point d'interrogation en marge, en disent long sur le crédit accordé à la réalité de cette sympathie par un proche de l'archevêque défunt...

Le même jour, J. de Narfon, ami de Mgr Mignot, consacre son article du Figaro auxliens de l'archevêque avec Loisy, tout spécialement au moment de la publication de l'Évangile et l'Église dont il rappelle que Loisy avait soumis le manuscrit à Mgr Mignot. Celui-ci en avait approuvé le contenu dans la mesure où il y voyait "le point de conciliation entre les audaces de l'exégèse moderne et le traditionalisme de la théologie". La diffusion dans le grand public d'une telle information, bien qu'elle ne soit pas une révélation totale 33 , fait l'effet d'un brûlot d'autant plus que J. de Narfon en indiquant que Mgr Mignot n'avait pas songé "un instant à la résistance" après la condamnation romaine, car il savait accorder l'obéissance nécessaire "avec les exigences de l'esprit critique qu'il possédait au plus haut degré" induit l'idée que la décision de Rome n'avait pas entamé les convictions profondes de l'archevêque.

On comprend que La Croix citant une partie de cet article le lendemain, abandonne sa réserve prudente et évoque le "côté le plus délicat de la vie de Mgr Mignot". Même si l'on pouvait encore mettre en doute la réalité de la connaissance anticipée de L'Évangile et l'Église par Mgr Mignot, il n'en demeurait pas moins que désormais était mise sur la place publique une question bien embarrassante : celle de l'attitude de l'évêque dans la crise moderniste et plus particulièrement le soutien qu'il avait cru devoir apporter à Loisy.

L'article publié le 30 mars dans Évangile et Liberté, organe de l'Union des Églises Réformées de France, ne pouvait qu'accroître le malaise : "Il serait inexact de le classer parmi les modernistes ; mais tout en demeurant dans la tradition doctrinale de son église, son orthodoxie non seulement n'avait rien de l'ombrageuse intransigeance des zélateurs de l'infaillibilité, mais défendait avec une rare indépendance les droits de la critique, dans les limites de la fidélité, tant pour les laïques que pour les clercs".

Décidément le consensus des louanges en provenance de l'extérieur de l'Église catholique ne laissait pas d'être inquiétant. Qu'on le présente comme "le cerveau de l'épiscopat" de son époque et qu'on estime pouvoir "désormais compter sur les doigts d'une seule main les prélats de cette trempe spirituelle" ne pouvait que rendre plus suspect encore Mgr Mignot. La prudence, voire la réticence des uns, l'éloge nuancé ou chaleureux des autres laissent entrevoir qu'à tous égards Mgr Mignot est peut-être encore plus dangereux mort que vivant et que l'abbé Berriot n'avait peut-être pas tout à fait tort d'inviter à la prudence.

Notes
32.

Ont été consultés : le Petit Journal, le Petit Parisien, le Matin, le Journal, le Temps, le Journal des Débats, le Gaulois, le Figaro, la Croix, l'Univers. Les quatre premiers se contentent d'un entrefilet sous la rubrique nécrologique.

33.

Houtin s'en était déjà fait l'écho dans son livre Histoire du modernisme catholique, Paris, 1913.