1.2.1 Un évêque aux avant-postes.

L'éloge funèbre de Mgr Mignot, prononcé en la cathédrale Sainte-Cécile d'Albi le 26 avril 1918 par le vieux cardinal de Cabrières, évêque de Montpellier 34 , ne dépasse guère, à première lecture, l'exercice de style. Le portrait qu'il trace du prélat est construit à partir d'un modèle classique qui permet de montrer que Mgr Mignot a rempli de façon exemplaire toutes les fonctions épiscopales.

Un évêque en effet doit être un homme de prière, il n'y a pas manqué ; il doit être un homme de travail, cela a été la passion de toute sa vie ; il doit être un homme de la parole, il s'y est dévoué avec "une rare délicatesse de pensée et de style" ; il doit enfin être un homme au service des âmes, il a donné son cœur au peuple qui lui avait été confié.

Cependant ce portrait relevant du panégyrique le plus classique n'est anodin qu'en apparence. Mgr de Cabrières entend ainsi mettre son collègue défunt à l'abri de tout reproche d'aventurisme doctrinal et dissiper le malaise qu'avaient pu provoquer dans l'opinion catholiqueles articles de La Croix 35 .

Cela se lit d'abord dans l'exorde. Sous l'invocation de deux citations de l'Ancien Testament 36 évoquant la dispersion puis le rassemblement d'Israël par Dieu, l'orateur martèle le thème de l'unité - le mot ou la notion reviennent une douzaine de fois en trois pages - de l'unité du genre humain à celle de l'épiscopat en passant bien sûr par l'unité de la foi. Certes, Dieu a dispersé ses ministres au milieu des nations en sorte que chacune a un chef particulier qui peut se prévaloir de traditions locales. "Mais toutes ces particularités, si respectables soient-elles, sont faites cependant pour se renouer, se réunir autour du Souverain Pontife" 37 .

En d'autres termes, aussi original qu'ait pu être Mgr Mignot dans le concert des évêques de son temps et de son pays, il ne doit encourir de ce fait aucune critique, car en dépit de ce qui a pu apparaître comme des audaces aventureuses, il a conservé envers et contre tout le lien de l'unité.

Cela se lit surtout dans la partie où Mgr de Cabrières évoque l'intérêt de Mgr Mignot pour la question biblique. Il fallait bien aborder le sujet, mais l'expression n'est employée qu'une fois en sept pages et demi et elle brûle visiblement les lèvres du cardinal.

C'est qu'il lui faut d'abord justifier la "grande curiosité" de l'archevêque pour ce type d'études. Or, l'encyclique Pascendi n'avait-elle pas désigné la curiosité comme l'une des cause éloignée du modernisme ? Pie X n'avait-il pas écrit : "La curiosité, à elle seule, si elle n'est sagement réglée, suffit à expliquer toute les erreurs" ? Il y a tout lieu de penser que Mgr de Cabrières a en tête cette mise en garde quand il aborde ce thème et qu'il déclare :

‘La curiosité scientifique, si naturelle, si attrayante, est très périlleuse, parce que, si on n'y prend pas garde, on y prête facilement un esprit personnel que l'amour propre expose à de véritables excès. On est porté à se plaindre de n'avoir pas été bien compris ou d'avoir rencontré des critiques prévenues et injustes ; on se flatte de pouvoir trouver une forme qui exprimera mieux la pensée, sans dommage pour la doctrine. ’

Derrière ce "on", c'est naturellement Loisy qui est d'abord et principalement visé, mais le cardinal est bien embarrassé pour exonérer totalement Mgr Mignot de cette curiosité périlleuse. Ce n'est qu'au terme d'un raisonnement passablement alambiqué que l'orateur justifie Mgr Mignot de s'être attaché aux problèmes d'exégèse parce qu'ils permettent de "résoudre les objections des esprits téméraires et leur opposer des réponses concluantes" et ainsi "de faciliter beaucoup de conversions" 38 . En se portant aux avant-postes - pour rester dans le champ des métaphores militaires - des études exégétiques, lieu de tous les dangers et des périls redoutables qui font naître des doutes imprévus, Mgr Mignot n'a fait que remplir son devoir de pasteur afin de pouvoir ramener dans le bercail de l'orthodoxie, prêtres et laïcs qui auraient pu, un moment, se laisser troubler par les objections nées de théories aventureuses.

Le journaliste anonyme qui rend compte de la cérémonie dans le Journal du Tarn du 4 mai 1918 résume avec assez de finesse l'idée force de cette oraison funèbre :

‘Unité n'est pas uniformité, mais équilibre, harmonie. C'est pourquoi ni les dons exceptionnels de Mgr Mignot, ni la diversité de ses travaux, ni sa passion de comprendre et de savoir ne l'ont éloigné de l'unité, mais l'y assuraient au contraire, en éclairant les points fixes où sa haute raison, son ferme bon sens, son esprit de soumission à la règle souveraine se sont toujours solidement tenus. L'étude, en particulier loin d'être ennemie de l'unité, en est une condition essentielle : elle est le labeur pour la vérité, que l'évêque doit connaître pour la répandre. Par là, Mgr Mignot fut un grand ouvrier de l'œuvre épiscopale, car l'étude a dominé sa vie.’

Mais cette ligne de défense a été diversement appréciée. L'abbé Birot 39 , alors aumônier militaire, n'était pas à Albi en avril 1918. Il recueille à son retour des opinions contradictoires. Il s'en ouvre à Mgr Lacroix qui l'interroge à ce sujet :

‘L'impression m'apparaît avoir été double : excellente pour ceux qui furent dominés par la sympathie réelle qu'inspirait le vieux cardinal et par l'éclat de sa pourpre ; moins bonne, pour ne rien dire de plus, pour ceux qui se préoccupaient surtout de la personne de l'archevêque défunt. [...] Le cardinal, qui d'ailleurs connaissait assez mal le fond du caractère de l'archevêque, se préoccupa surtout de protéger sa mémoire contre les exagérations et les interprétations malveillantes qui eussent pu l'atteindre à propos de ses opinions sur la Bible et sur les études ecclésiastiques. Son discours fut intéressant, mais ne toucha qu'un aspect du grand sujet qu'il aborda... 40

Notes
34.

Alors âgé de 88 ans, Mgr de Cabrières était doyen de l'épiscopat français et doyen du Sacré Collège. C'est lui qui avait souhaité prononcer l'oraison funèbre de Mgr Mignot qu'il avait appris à connaître lors du séjour de ce dernier à Montpellier en 1915 durant sa maladie. L'ancienne rivalité pour l'Académie française (que nous évoquerons plus loin) avait été oubliée.

35.

Dans une lettre à Mgr Lacroix du 25 octobre 1919, le chanoine Ardoïn qui avait été le vicaire général de Mgr Mignot à Fréjus indique qu'il avait fait parvenir au cardinal de Cabrières des renseignements pour la préparation de l'éloge funèbre afin de lui permettre de répondre "aux insinuations qu'(il avait) eu le regret de lire dans La Croix..." et qu'il lui avait suggéré de ne faire "d'aucune façon allusion aux relations de Mgr Mignot avec Loisy, qui, dit-on, se réserve d'intervenir à son heure et qui possède des lettres dont il peut abuser", BN, Naf 24404, f°569.

36.

Tb 13, 3-4 et Jr 31, 10.

37.

Éloge funèbre, p. 4.

38.

Id., p. 17.

39.

Louis BIROT (1863-1936), prêtre du diocèse d'Albi, vicaire général de Mgr Mignot et son plus proche collaborateur.

40.

BN, Fonds Lacroix, Naf 24404, f° 552.