1.2.2 Un apologiste incompris.

Rendant compte de cet éloge funèbre dans la chronique diocésaine du Journal du Tarn du 5 mai, l'abbé de Lacger conclut : "Ce ne fut pas pour nous une joie et une fierté médiocres que d'entendre proclamer Mgr Mignot homme de tradition autant que de progrès". C'est en effet l'idée qu'il s'était lui-même attaché à développer pour montrer qu'il fallait y chercher l'origine de l'incompréhension dont Mgr Mignot avait été parfois victime, dans une notice biographique d'une quarantaine de pages 41 écrite et publiée fin avril 1918.

Après une esquisse biographique qui retrace les origines familiales, la formation et la carrière et signale enfin les principales œuvres de l'évêque, deux chapitres brefs sont successivement consacrés à l'apostolat intellectuel et à l'action publique, enfin un dernier chapitre qui constitue un gros tiers de la plaquette présente la vie intime du prélat. Ce choix s'explique par la rapidité de la rédaction et par la nature des sources sollicitées.

Rapidité de la rédaction, comme s'il fallait immédiatement définir les limites dans lesquelles devra s'inscrire toute biographie future, en fixant les principaux traits de "celui qui s'est promené avec nous, qui nous a reçus dans son bureau, avec qui nous avons vécu côte à côte pendant de nombreuses années" 42 , dont l'action n'est compréhensible que si l'on connaît bien l'homme.

Nature des sources, principalement orales. Le titre, de ce point de vue, annonce clairement le contenu. Les œuvres publiées sont citées ainsi que deux textes manuscrits : "Études morales sur l'Évangile" - long commentaire du Sermon sur la montagne - et "Les psaumes traduits et commentés", mais c'est un témoin qui s'exprime et qui utilise le témoignage d'autres proches du prélat, voire les confidences de l'archevêque lui-même, par exemple lors d'une allocution pour le cinquantenaire de son ordination sacerdotale.

La perspective est donc différente de celle adoptée par l'évêque de Montpellier, dans la mesure où il s'agit de faire comprendre de l'intérieur l'œuvre de l'archevêque. Dès lors, la question biblique n'est pas abordée en elle-même, mais dans le cadre plus vaste d'une entreprise apologétique. L'abbé de Lacger brosse en effet le portrait "d'un père de l'Église et d'un docteur de la foi". "Depuis la mort du grand cardinal Newman, [...] aucun prince de l'Église [...] n'avait énoncé des règles aussi larges et aussi saines, alors que strictement traditionnelles, en herméneutique sacrée, n'avait défini en termes plus audacieux et plus opportuns le sens de ce qu'on nomme l'Évolution des Dogmes'" 43 . En effet, l'archevêque d'Albi n'a pas abordé la question biblique en tant qu'exégète, mais en tant que théologien et qu'apologiste en sorte que, qui veut travailler sur "le dépôt intangible et immuable de la Révélation à la lumière des investigations modernes, échappe à la crainte de s'égarer s'il se met à l'abri des formules du docteur d'Albi". C'est qu'il partageait intimement les contradictions et les exigences des hommes de son temps dans la mesure où ses relations intellectuelles jusque dans les milieux "généralement moins explorés de l'incrédulité et de l'hétérodoxie" 44 lui permettaient, mieux que personne, de comprendre "les obscurités de l'âme contemporaine, sœur de la sienne". Et cela d'autant plus qu'il portait un grand intérêt aux sciences en plein développement : astronomie, physique, géologie, paléontologie.

Cette attention au monde contemporain a mis Mgr Mignot en situation d'être au centre des grands événements qui ont marqué l'Église de France et lui a permis de jouer un rôle de premier plan dans les grandes controverses, particulièrement durant la crise moderniste "avec son douloureux épisode, l'affaire Loisy" 45 .

Dans tous ces problèmes, Mgr Mignot s'est voulu un médiateur qui "sans caresser la chimère d'une conciliation impossible entre des tendances irréductibles" entendait du moins "dans le respect mutuel et l'estime réciproque" éviter l'ostracisme et les verdicts de condamnation.

C'est qu'en intellectuel, conscient de la difficulté des questions, "il jugeait que [...] l'expression, pour être consciencieuse et loyale, doit être nuancée [...] et que savoir douter quand il faut, c'est encore savoir". Tout son effort "consistait à poser des points d'interrogation", à travailler "à se dégager de ses préjugés et de son dogmatisme" dans une quête constante de la vérité. "Il trouvait sa volupté à la poursuivre, fuyante et indécise". Ce qui pouvait apparaître comme un manque de fermeté doctrinale de la part de Mgr Mignot est ainsi circonscrit aux impératifs de toute recherche sérieuse qui doit faire preuve de prudence quant aux résultats qu'elle avance 46 . Il ne fallait pas chercher ailleurs l'incompréhension voire la suspicion dont a été l'objet l'archevêque.

Le cardinal de Cabrières avait jeté "l'éclat de la pourpre romaine sur la dépouille du grand archevêque" 47 , l'abbé de Lacger l'abritait quant à lui sous la pourpre de Newman. La voix de l'Église, qu'elle soit officielle ou qu'elle soit officieuse, entendait empêcher qu'un débat, si débat il devait y avoir, puisse s'ouvrir à propos de la mémoire de l'archevêque d'Albi. Elle semble y être parvenue 48 d'autant que le 1er juin 1918 paraissait dans la Revue du Clergé français la traduction d'un article du baron von Hügel 49 qui apportait à cette interprétation la caution d'un laïc qui avait particulièrement bien connu l'archevêque d'Albi.

Notes
41.

L. de Lacger, Notice et Souvenirs, Albi, Imprimerie Coopérative du Sud-Ouest, qui obtint le Nihil Obstat le 18 avril 1918 - soit exactement un mois après le décès du prélat - et l'Imprimatur le 28. Elle fut immédiatement diffusée puisque Loisy y fait allusion dans une lettre au baron von Hügel le 7 mai suivant, et indique qu'il en apprécie le contenu (Mémoires, III, p. 362).

42.

L. de Lacger, Op.cit., p. 33.

43.

L. de Lacger, Op.cit., p. 21.

44.

L. de Lacger, Op.cit., p. 22 pour cette citation ainsi que pour la suivante.

45.

L. de Lacger, Op.cit., p. 28. De façon significative c'est dans le chapitre "Action publique" et non dans celui "Apostolat intellectuel" qu'est évoqué le modernisme.

46.

Cette brochure fut généralement appréciée par ceux qui la lurent, qu'ils aient ou non personnellement connu Mgr Mignot. Parmi les premiers l'abbé Lemire (21 juin 1918) : "Je lis [...] la belle notice sur Mgr Mignot. Elle m'a frappé par sa justesse" ; Paul Sabatier (4 mai 1918) : "Vous l'avez montré tel qu'il fut, dans sa vraie nature...", parmi les seconds Maurice Blondel (4 mai 1918) : "Vous faites comprendre, admirer et aimer celui que votre sincérité clairvoyante et pieuse fait revivre en un si haut relief de lumière ; et les ombres mêmes du tableau attestent davantage la savoureuse originalité du modèle [...]. Il m'est précieux de connaître plus à fond, grâce à vous, l'intelligence, le caractère, l'âme d'un prélat pour qui j'ai un culte", lettres à l'abbé de Lacger, ADA., 1 D 5-13.

47.

L. de Lacger, art. cit., 8 mai 1918.

48.

Loisy note dans ses Mémoires, que l'Église de France "ne paraît pas avoir beaucoup ressenti" le vide laissé par la mort de Mgr Mignot. (t. III, p. 354).

49.

Cet article avait paru le 1er mai 1918 sous le titre "Eudoxe Irénée Mignot" dans la Contemporary Rewiev, t. CXIII, pp. 519-526.