1.2.3 Un évêque idéal-typique.

Cette traduction, de l'abbé de Lacger qui, on le voit, ne ménage pas sa peine pour la cause de la mémoire de Mgr Mignot, prend quelque distance avec le texte original - il faut dire que la prose du baron n'est pas toujours limpide - et elle est surtout incomplète. L'article a été en effet amputé de deux paragraphes, l'un court à la fin de l'introduction - le baron von Hügel y précise ses intentions -, l'autre plus long à la fin de l'article est consacré à la position de Mgr Mignot par rapport à Rome.

L'article s'ouvre sur le récit de la première rencontre à Fréjus. Nous aurons l'occasion de revenir sur l'objet de cette rencontre dont nous avons une autre version, contemporaine de l'événement. Arrêtons-nous pour l'instant sur l'image que le baron garde de Mgr Mignot.

L'évêque reçoit son visiteur dans un cabinet de travail installé "dans une tour ronde d'où le regard s'étendait vers la mer". Le savant, dont les recherches solitaires aboutissent "aux vues les plus larges sur le passé et sur le présent (est) entouré d'éditions de la Bible et d'instruments de travail, ouvrages en hébreu, en grec, en latin, en anglais et en français" 50 . C'est presque un nouveau saint Jérôme dont le portrait nous est brossé. Et cela d'autant plus que le baron se propose d'exposer les principes - éminemment catholiques à son avis - qui ont guidé sa réflexion. Il en dégage six.

Avant tout, Mgr Mignot considérait que le libre exercice des facultés de la raison n'était pas incompatible avec une entière soumission aux lois de l'Église. Il estimait ensuite que le travail intellectuel devait être la deuxième préoccupation d'un homme cultivé, après le souci de sa vie spirituelle. Troisièmement, il s'était fait une règle de ne pas se laisser freiner par les dangers inhérents à toute activité intellectuelle et de ne pas se laisser influencer par la considération des périls qu'on ne manquait pas alors de courir. Il pensait de la méthode inductive, analytique et expérimentale, était la seule qui puisse répondre aux exigences de l'homme moderne. Il considérait que l'Église romaine représentait le meilleur et le plus élevé idéal d'église qui se pouvait concevoir. Enfin il estimait que les intentions profondes des hommes échappaient en dernière analyse à la compétence des juges humains.

Loisy n'a guère apprécié ce portrait. Sur le moment il écrit au baron : "Certaines parties de l'article, spécialement la page qui me concerne - et que je ne veux pas discuter autrement - sont à peu près incompréhensibles pour ceux qui n'ont pas suivi de très près nos publications des 25 dernières années" 51 . Dans ses Mémoires il estime "que le défunt archevêque aurait goûté médiocrement ce panégyrique, et qu'après avoir éprouvé quelque difficulté à le lire, il se serait permis d'en sourire un peu avec moi", car "Mgr Mignot est là hugolisé au point de n'être pas reconnaissable" 52 .

Il est évident que le portrait de Mgr Mignot par le baron von Hügel procède de la reconstruction. Tout se passe comme si le baron von Hügel avait élaboré à partir de ses propres conceptions ou de celles d'hommes qui l'ont influencé un modèle idéal typique d'évêque catholique et qu'il l'utilise comme grille de lecture de la pensée et de l'action de Mgr Mignot.

Ainsi après avoir énoncé le premier principe, il explique longuement que c'était le sien depuis qu'à l'âge de 18 ans il s'était converti au christianisme. Les deuxième, quatrième et cinquième principe étaient ceux de Gustave Bickell 53 . C'est lui qui regrettait que l'Église catholique ne se souciât pas davantage des questions relatives à l'intelligence ; c'est lui qui "avait coutume d'insister sur ceci que l'étude de la Bible [...] ne doit pas s'adresser à un livre qui pourrait être situé dans la lune [...], mais que l'étude doit avoir trait à tel livre placé sur ma table..." 54 ; c'est lui enfin qui était arrivé à la conviction arrêtée que rien dans la religion ne pouvait remplacer l'Église catholique. Quant au sixième principe, - les intentions profondes d'un homme restent au fond le secret de son âme -, von Hügel l'a fait sien après l'avoir recueilli auprès d'un homme d'État anglo-hindou 55 . Finalement seul le troisième principe - sur la vanité à vouloir dresser des barrières - se présente sans autre référent que Mgr Mignot.

Faut-il pour autant suivre Loisy quand il dit que Mgr Mignot n'aurait pas pu se reconnaître dans le portrait du baron au motif qu'il s'agit du portrait d'un moderniste selon le cœur de von Hügel, ce que l'évêque n'a jamais été ? C'est une question à laquelle il nous faudra tenter de répondre. Notons cependant tout de suite que Loisy admet volontiers que l'archevêque n'aurait contesté aucun des principes retenus par le baron. Ce qu'il met donc en doute c'est qu'ils puissent être présentés comme ayant une cohérence d'ensemble ce que semble indiquer le baron en proposant à partir d'eux une interprétation admissible des rapports de l'archevêque avec Loisy.

Il veut en effet démontrer que Mgr Mignot n'a eu aucune illusion et n'a eu aucune part aux graves défauts de la doctrine de l'exégète qui relève de trois champs distincts : celui de la critique historique, celui de la dimension catholique de l'Église, celui de la foi en la transcendance. Dans deux de ces trois domaines, Mgr Mignot s'est clairement démarqué de Loisy. A propos du premier, il "aurait voulu qu'il donnât une place plus grande à l'argument de la tradition orale" 56 , et à propos du troisième, nul ne peut douter que l'archevêque d'Albi "a vécu et qu'il est mort dans la foi au Dieu personnel de l'Église catholique" 57 . La seule concession concerne le fait que Mgr Mignot n'a pas, non plus que von Hügel, perçu derrière le caractère catholique qui animait l'œuvre de Loisy, la tendance à une dérive individualiste et naturaliste.

Le texte français accentue encore le caractère apologétique de l'exposé dans la mesure où il passe sous silence le long passage dans lequel von Hügel explique que le fait de n'avoir pas été très apprécié à Rome n'enlève rien à l'orthodoxie de Mgr Mignot :

‘Il est naturellement impossible de nier que l'archevêque avait un tempérament, des talents, des perspectives et des affinités manifestement différents de ceux de Pie X et qu'il était sans cesse traité par Rome à peine plus que comme un docteur non-condamné 58 .’

Cela dit, le baron estime que tout compte fait Mgr Mignot n'a jamais été plus impopulaire à Rome que ne l'ont été, en leur temps, le cardinal Newman ou le cardinal Manning à la fin de sa vie. A ces illustres exemples anglais, il ajoute quelques exemples français : "Bossuet... défenseur des articles gallicans ; Fénelon, un type immortel de saint évêque catholique, pourtant condamné pour ses "Maximes des Saints" et Mabillon, le pieux bénédictin [...] dont plusieurs livres sont à l'Index". Et il conclut :

‘Cette liste voulait seulement illustrer [...] combien il est peu en accord avec les faits complexes de l'histoire actuelle, d'attaquer constamment une orthodoxie, sans patience ni discernement 59 .’

Bref, le fait de ne pas être bien en cours à Rome ne doit sûrement pas être interprété comme un signe certain d'hétérodoxie et ne saurait être un critère fiable pour mesurer le degré d'attachement à l'Église.

Notes
50.

RCF, 1er juin 1918, t. XCIV, n° 561, p. 347.

51.

Lettre du 7 mai 1918, BN, Naf 15645, f° 306. Le baron lui répond : "J'ai sincèrement accepté votre jugement quant à l'obscurité quasi complète de mon court article sur Mgr Mignot. Ce sont toujours les autres, et jamais nous-mêmes qui sont, ou même qui peuvent être les juges décisifs, non de ce que nous voulions faire, mais de ce que nous avons produit", lettre du 18 octobre 1918, BN, Naf, 15657, f° 148.

52.

Mémoires, t. III, p. 355.

53.

Gustave Bickell (1800-1900), orientaliste autrichien qui s'était converti au catholicisme. Professeur à l'université d'Innsbruck, il avait eu le baron von Hügel comme élève.

54.

art. cit., p. 352.

55.

D'après Loisy, il s'agirait de sir Alfred Lyell (Mémoires, t. III, p. 358). Voir notice infra p. 127.

56.

Art. cit., p. 355.

57.

Art. cit., p. 356.

58.

"It is of course, impossible to deny that the Archbishop represented a temperament, gifts, outlooks and affinities markedly different from those of Pope Pius X, or that he was ever treated by Rome as more than a non-condemned teacher", Contemporary Review, p. 524.

59.

"This list would only illustrate […] how little in keeping with the complex facts of actual history is an orthodoxy pressed without patience or discrimination", Contemporary Review, p. 525.