1.3.1 Les confidences de Loisy

Que dit-il ? Que s'il est sorti "à peu près indemne" 63 des épreuves qui ont été les siennes, c'est qu'il ne fut "jamais, jamais abandonné" fort qu'il était du soutien de "deux anges", dont l'un était Friedrich von Hügel et l'autre "ange d'une église", était Mgr Mignot. Avec lui, tous les deux avaient "combattu et souffert [...] pour une cause que nous jugions être celle de la vérité".

Des deux hommes dont Loisy évoque la mémoire, c'est Mgr Mignot qui semble à la fois le plus proche et le plus constant soutien. C'est lui qui obtient de Léon XIII qu'il n'y ait pas de condamnation en 1896 ; c'est lui qui lui accorde une sorte de nihil obstat pour l'Évangile et l'Église en 1902 ; c'est lui qui intervient auprès de Pie X, fin 1903, pour tenter de conjurer la dénonciation du cardinal Richard et qui, n'ayant pu l'éviter, publie en janvier 1904 un article "pour atténuer devant le public l'effet moral de la condamnation".

Non seulement Mgr Mignot l'a soutenu, mais à entendre Loisy, l'archevêque estimait que l'exégète faisait preuve de trop de prudence et acceptait trop de concessions. Ainsi par exemple dans les remarques qui accompagnaient le renvoi du manuscrit de l'Évangile et l'Église, Mgr Mignot demandait qu'à la fin du chapitre sur le dogme chrétien Loisy explique les raisons de "l'intellectualisme intransigeant" des théologiens romains. "Je trouvai plus prudent d'ajourner l'explication" commente Loisy ; ainsi, début 1903 l'archevêque engageait Loisy à publier immédiatement Autour d'un petit livre ; ainsi, l'année suivante, Mgr Mignot regrettait la soumission de Loisy et estimait qu'il aurait mieux valu laisser venir l'excommunication, car "connaissant l'esprit de la curie romaine, aussi mon tempérament, il estimait sans doute que le conflit était pour moi sans issue, que ma place n'était plus dans l'Église, et il se résignait à l'inévitable".

Enfin que l'excommunication de 1908 ne modifia en rien les sentiments de Mgr Mignot à son égard ; qu'ils continuèrent à échanger leurs publications et que sur celles de Loisy l'archevêque se contentait de formuler "des réserves plutôt que des critiques".

Pour étayer son propos, Loisy citait de courts extraits de lettres reçues de Mgr Mignot 64 . Outre que les affirmations de Loisy revêtaient ainsi un caractère difficilement réfutable, ces citations révélaient en particulier que huit mois encore avant sa mort, l'archevêque d'Albi attendait avec impatience les publications d'un vitendus.

On comprend que cette communication provoque un émoi certain à Albi. La première pièce conservée dans la correspondance du chanoine de Lacger autour de la question de savoir quelle attitude prendre à l'égard de Loisy est une lettre du chanoine Charles Urbain 65 en date du 29 décembre 1927 qui annonce qu'il n'est pas en possession des deux documents réclamés par Birot qui "se trouvent sans doute parmi les pièces rassemblées par Lacroix" 66 ; qu'il n'a pas l'intention de poursuivre l'œuvre commencée 67  ; que Naudet "est tout disposé à communiquer au biographe de Mignot ce qu'il voudra" 68 .

Fin 1927 on se préoccupe donc à Albi de faire enfin aboutir le projet de biographie de Mgr Mignot que les anciens collaborateurs de l'archevêque ont eu très tôt après sa mort. Les révélations de Loisy ne sont là qu'une occasion. Deux raisons plus anciennes et plus profondes les animaient. Ils craignaient d'une part que Mgr Cézérac ne s'emploie à faire oublier son prédécesseur et d'autre part ils n'avaient qu'une confiance limitée dans le travail entrepris par Mgr Lacroix. Informant l'abbé Augustin Fabre de l'interruption de la publication des souvenirs de Mgr Mignot dans le Bulletin des anciens élèves de Saint-Sulpice, l'abbé de Lacger laisse entendre que l'archevêque d'Albi n'en est pas mécontent, car il "voudrait étouffer la voix de son prédécesseur." Et il estime qu'il faut se battre à Albi pour ne pas "laisser confisquer le souvenir de Mgr Mignot par l'ex-évêque de Tarentaise. La mémoire de Mgr Mignot n'est-elle pas confiée plutôt à ses fils et héritiers qu'à des étrangers encombrants et importuns ?" 69

Cependant le chanoine Birot plus connu que son collègue de Lacger et surtout plus intime collaborateur de Mgr Mignot s'est très tôt récusé, nous reviendrons sur ses raisons. Il se contente donc de mettre son réseau de relations au service de l'abbé de Lacger, mais la documentation de première main fait cruellement défaut 70 et c'est sans doute cette difficulté qui explique que les choses traînent et que rien ne paraît avant la publication des Mémoires de Loisy.

Notes
63.

"Allocution de M. Alfred Loisy" in Congrès d'histoire du christianisme, t.3, citations des pages 241-247.

64.

Lettres du 17 septembre 1902 (p. 243); du 1er février 1903 (id.); du 22 décembre 1903 (p. 245); du 6 juillet 1917 (p. 247).

65.

Charles Urbain (1852-1931) avait été secrétaire de Mgr Lacroix.

66.

Il s'agit peut-être des réponses que l'abbé Birot et l'abbé Berriot avaient faites au questionnaire que Mgr Lacroix avait adressé à certains proches de Mgr Mignot alors qu'il préparait la biographie de l'archevêque.

67.

Vraisemblablement la biographie de Mgr Mignot commencée par Mgr Lacroix et laissée inachevée à son décès.

68.

ADA, 1 D 5-13.

69.

Lettre du 8 janvier 1921, ADA, 1 D 5-24. La publication des souvenirs ne fut pas reprise. "Ces pages ne peuvent être imprimées sans danger pour beaucoup" écrit l'abbé Ardant, directeur du Bulletin à l'abbé de Lacger le 7 avril 1921.

70.

Dès le 6 mai 1918, en réponse aux compliments de Loisy sur sa brochure, l'abbé de Lacger lui écrit : "Mes amis et spécialement Mgr Lacroix m'engagent à rassembler des matériaux et à recueillir des vivants les renseignements qui disparaîtraient avec eux." BN, Papiers Loisy, Naf 15658, f° 264-265.