1.3.2 Les interventions imprudentes...

Toutefois l'action de Mgr Mignot est évoquée dans deux ouvrages généraux qui paraissent presque simultanément, deux ans plus tard, celui de l'abbé Rivière 71 d'abord, celui du Père Lecanuet 72 ensuite. Cet ordre chronologique est cependant trompeur. Le texte du second, achevé depuis longtemps, permet, en fait, d'atteindre un état de la question antérieur aux polémiques de la fin des années 20.

Le P. Lecanuet évoque à plusieurs reprises Mgr Mignot dans son ouvrage. L'épiscopat de Fréjus est d'abord l'occasion de rappeler son adhésion aux directives intellectuelles et politiques de Léon XIII, celui d'Albi sa volonté de travailler à la réforme intellectuelle du clergé. Mais c'est principalement dans le chapitre consacré à la question biblique, au moment où le P. Lecanuet dresse un panorama des diverses tendances de l'exégèse catholique au tournant des XIXe et XXe siècles qu'il est amené à parler plus longuement de Mgr Mignot.

Ce panorama lui a d'ailleurs posé quelques problèmes puisque après avoir annoncé l'existence de cinq tendances 73 , il en évoque finalement trois : l'extrême droite - expédiée en une demi page et ridiculisée sous couvert d'une citation de Houtin - ; la droite qui "défend avec plus de talent et d'intelligence l'enseignement classique de l'Église", est représentée par le cardinal Meignan 74 , le P. Brucker et l'abbé Vigouroux ; enfin "au centre et à gauche les progressistes forment un groupe nombreux". Ce groupe caractérisé par le fait que ses membres "font meilleur visage à la science" est présenté de deux points de vue : les différentes tendances soutenues et les différents groupes d'appartenance, sans que ne soit précisé qui des seconds défendaient les premières. Le P. Lecanuet discerne quatre tendances et trois groupes. En ce qui concerne les tendances, le spectre est large qui va de ceux qui se contenteraient de mieux prouver les thèses de l'apologétique jusqu'à ceux qui estiment que la finalité de la Bible étant un enseignement religieux, les objections formulées par la science et par l'histoire sont sans objet, en passant par ceux qui pensent que certaines thèses rationalistes peuvent être admises et ceux "plus hardis encore" qui estiment que "la critique rend d'important service et qu'il est injuste de contester ses conquêtes". Quant aux groupes, il y a celui des professeurs (l'abbé de Broglie, Mgr d'Hulst, l'abbé Duchesne), celui des évêques (Mgr Le Camus et Mgr Mignot), celui de l'École et de la Revue biblique de Jérusalem.

Le résultat de cette présentation qui fait disparaître l'extrême gauche et rattache la gauche au centre réduit finalement à deux - la première ayant été disqualifiée - les tendances de l'exégèse et ramène le débat à une classique querelle des anciens et des modernes 75 , ce qui est moins compromettant dans la mesure où de telles querelles sont récurrentes dans l'histoire de l'Église.

Parmi les "modernes", Mgr Mignot qui suivait "avec une attention scrupuleuse et une intelligence supérieure tout le mouvement de la critique" avançait deux idées forces. D'une part il estimait qu'il était possible de concilier les apports de la critique avec la théologie pour peu que l'on accepte de "déplacer un peu la base scripturaire de l'apologétique" et que l'on admette "l'idée d'un développement de la Révélation". D'autre part il réclamait pour les savants catholiques le droit de poursuivre librement leurs études et qu'il fallait leur accorder le droit "très humain de se tromper". Il était donc logique qu'il estime devoir "tout faire pour retenir dans l'Église et utiliser un homme de la valeur de M. Loisy".

Le problème pour le P. Lecanuet ne réside pas dans les relations de Mgr Mignot avec Loisy, mais dans le caractère médiatique - pour employer un terme moderne - de ses interventions qui furent "sensationnelles en plusieurs circonstances" et l'ont ainsi publiquement désigné comme se situant "au premier rang des progressistes" 76 . C'était risquer inutilement son autorité et s'exposer à n'être pas compris et risquer ainsi de compromettre l'influence qu'il aurait pu avoir : "Certains l'ont même trouvé trop hardi, spécialement lorsqu'en 1904, au lendemain de la sentence portée contre M. Loisy, il s'efforçait de le retenir dans l'Église" 77 .

Notes
71.

Jean Rivière, Le modernisme dans l'Église. Étude d'histoire religieuse contemporaine, Paris, Letouzey, 1929, XXIX-589 p, cité désormais : Le Modernisme... L'abbé Jean Rivière (1878-1946) avait été professeur de théologie dogmatique au grand séminaire d'Albi. Sur les difficultés qu'il y a rencontrées, voir infra p. 440.

72.

P. Lecanuet, L'Église de France sous le Troisième République. La vie de l'Église sous Léon XIII, Paris, Alcan, 1930, 735 p.

73.

"Il y a dans l'école catholique une droite et même une extrême droite; il y a le centre, la gauche et même l'extrême gauche", Op. cité p. 321.

74.

Guillaume MEIGNAN (1817-1896). Professeur d'Écriture sainte à la Sorbonne, Évêque de Chalons en 1861, il est à l'origine de la carrière de l'abbé Loisy. C'est en effet lui qui envoya le jeune séminariste faire ses études à l'Institut catholique de Paris. Évêque d'Arras (1864) puis archevêque de Tours (1884), il fut avant Mgr Mignot l'un des rares évêques français à avoir travaillé sur la question biblique. Il fut nommé cardinal en 1893.

75.

"Une guerre sourde se livre [...] entre les deux écoles bibliques, l'école conservatrice et l'école progressiste", Op. cité, p. 364.

76.

Erreur dont s'est gardée le P. Lagrange présenté comme le "chef incontesté des progressistes" quelques pages après qu'il a été dit que ni lui "ni ses collaborateurs n'ont jamais pris le nom de progressistes", Op. cit., pp. 334 et 372.

77.

Op. cit., pp. 331-332.