2. Une mémoire encombrante

2.1 Un coup de tonnerre : les Mémoires de Loisy

La parution des Mémoires de Loisy en 1931 provoque un véritable branle-bas de combat à Albi. En mai-juin 1931, le chanoine de Lacger est au centre d'une intense activité épistolaire autour de la question de savoir ce qu'il convient de faire 84 . Pourquoi une telle effervescence ?

Pour en comprendre l'intensité il faut avoir présent à l'esprit le contexte ecclésial de la décennie précédente. C'est le temps où l'on a vu ressurgir la crainte du modernisme et où une série de mesures a frappé ceux-là même qui s'étaient soumis en 1907 ou avaient échappé jusque là à la censure 85 . On a pu craindre que l'Église n'entre à nouveau dans un "petit âge glaciaire" comme elle en avait connu un au début du pontificat de Pie XI. Ce n'est vraiment pas le moment de ressortir le dossier Mignot.

Or les Mémoires de Loisy esquissent à trois ou quatre reprises 86 des éléments d'un portrait de l'archevêque qui accrédite l'idée que "si des hommes, tel que Mgr Mignot s'étaient rencontrés en plus grand nombre (dans l'Église), une œuvre de réforme aurait pu être tentée..." 87 . Loisy ne dit pas que Mgr Mignot a été moderniste. Cependant comme il voit dans le modernisme une tentative visant à induire l'Église "à se relâcher de son attitude intransigeante ; à laisser discuter les problèmes qui actuellement se posent ; à en chercher de bonne foi la solution" 88 , c'est-à-dire finalement à se réformer, dire qu'il trouvait en l'archevêque "un prélat de bonne volonté pour les réformes qui apparaissaient nécessaires" 89 , n'est-ce pas dire que l'archevêque d'Albi a au moins sympathisé avec le mouvement moderniste ? D'autre part les Mémoires font très souvent référence aux relations épistolaires que les deux hommes, qui ne se sont rencontrés que quatre ou cinq fois, ont entretenues vingt-cinq ans durant.

Pour Loisy Mgr Mignot apparaît comme une exception dans le monde ecclésiastique et épiscopal de son temps. D'abord par sa vaste culture : "Il était plus et mieux instruit, à lui tout seul, que tous les évêques de France y compris le cardinal Meignan et Mgr Perraud" 90 . Sans être "un savant spécialisé", il était en mesure de suivre et de comprendre "les grands problèmes de la philosophie et de l'exégèse". Ensuite par son ouverture et sa largeur d'esprit "point cadenassé dans la théologie scolastique" qui le portait à s'intéresser "à toutes les œuvres d'intelligence et de science" et lui permettait d'être "un homme de son temps autant que le peut-être un ecclésiastique". Enfin par sa bonté qui l'amenait à être "bienveillant et intelligent à la pensée d'autrui" même s'il était "tout à fait au clair sur la valeur des personnes et de leurs œuvres".

Ce "véritable homme d'Église et parfait honnête homme" n'avait en vue que l'avenir du catholicisme. Et s'il souffrait de "la décadence intellectuelle et morale de l'Église sous le despotisme ultramontain", il attendait "sans impatience le triomphe de la vérité". Un personnage à ce point exceptionnel que Loisy tient pour évident que "des hommes de culture aussi large, d'esprit aussi pondéré, de caractère aussi réellement indépendant, ne sauraient plus entrer dans l'épiscopat de notre pays".

Ce portrait n'a finalement de réellement compromettant que le fait d'être écrit par Loisy et Mgr Mignot, "un évêque en qui l'esprit moderne s'harmonisait aux vertus antiques", n'a que le fâcheux privilège d'être le seul membre de la hiérarchie ecclésiastique bien traité dans les Mémoires.

L'essentiel est donc ailleurs. Ce qui provoque l'émoi et même le scandale c'est l'usage des lettres reçues du prélat entre 1894 et 1918 : plus de quatre-vingts citations qui viennent confirmer et amplifier les révélations faites lors de l'allocution du jubilé. Or ces lettres montrent que Mgr Mignot, même s'il émettait parfois quelques réserves, avait considéré Loisy comme un savant sans doute un peu trop hardi, développant des thèses parfois aventureuses, mais dont l'incompatibilité absolue avec une stricte orthodoxie ne lui paraissait pas démontrée. L'évêque émettait donc en privé des appréciations qui semblaient ne pas tenir compte des décisions doctrinales prises à Rome même.

Qu'il y ait une distance entre ce que l'on croit et ce qu'il faut croire est déjà un problème, et nous verrons que c'est sans doute le problème majeur, mais faire état de cette difficulté sur la place publique est totalement inconcevable. Que Loisy l'ait fait est intolérable à des hommes pour qui le respect du for interne doit être absolu. L'indignation du P. Lagrange est à son comble et il n'y va pas par quatre chemins : "récompenser une fidélité si rare par une révélation qui constitue une diffamation quand il s'agit d'un évêque, c'est d'un salot... (sic)" 91 . Un tel mot sous la plume du P. Lagrange en dit long sur le traumatisme provoqué chez ces ecclésiastiques par Loisy qui s'est émancipé de la règle - qui s'apparente au secret de la confession - de discrétion absolue qui doit protéger une conversation ou une correspondance 92 . Mgr Mignot avait été aussi sévère pour l'usage que Houtin avait fait de la correspondance privée dans son livre sur Charles Perraud 93 et il avait fait part à Mgr Lacroix de l'inquiétude qu'il éprouvait devant l'éventualité que soient rendus publics des propos qu'il avait pu tenir dans l'intimité d'une conversation ou d'une correspondance 94 .

C'est donc à un abus de confiance caractérisé que s'est livré Loisy. La colère profonde qui affleure ainsi brutalement doit attirer notre attention. Elle nous invite à ne pas nous arrêter aux arguments mis en avant. Ils sont sans doute les seuls qui pouvaient être avancés vingt ans seulement après les événements même si, comme nous l'avons déjà signalé ils ne satisfaisaient pas tout le monde.

Notes
84.

Le dossier de cette correspondance se trouve dans le fonds Mignot sous la côte 1 D 5-13. Il a été en partie publié par le chanoine Bécamel : "Monseigneur Mignot et Alfred Loisy", BLE, octobre - décembre 1968, pp. 267-286.

85.

Sur ce regain d'antimodernisme, voir E. Fouilloux, Une Église en quête de liberté, La pensée catholique française entre modernisme et Vatican II, 1914-1962, Paris, DDB, 1998, pp. 20-32.

86.

Principalement à trois moments : celui de la première entrevue entre l'évêque de Fréjus et le baron von Hügel (I, pp. 292-293), celui de la nomination à Albi (I, p. 532), celui de sa mort (III, p. 354). Les citations qui suivent sont extraites de ces différentes pages.

87.

Mémoires, t. III, p. 248.

88.

Mémoires, II, p. 568.

89.

Mémoires, t. III, p. 250.

90.

Adolphe PERRAUD (1828-1906), ancien élève de l'École Normale Supérieure où il fit la connaissance du P. Gratry, il entra à l'Oratoire en 1852. Professeur d'histoire ecclésiastique à la Sorbonne (1865), évêque d'Autun (1874), élu à l'Académie française (1882), créé cardinal par Léon XIII en 1895.

91.

Lettre du 11 août 1932. ADA, 1D 5-13.

92.

Dans son article de la RHEF, p. 205, n. 6, l'abbé de Lacger parle "d'un fléchissement de la conscience".

93.

Un prêtre marié, Charles Perraud, chanoine honoraire d'Autun, Paris, Nourry, 1908, 134 p.

94.

Il songe alors à ce qu'il a pu dire ou écrire à Hyacinthe Loyson. Voir infra p. 211.